Le prix du sang
son poste avec la plus mauvaise recommandation de lâhistoire du commerce de détail.
Un moment plus tard, la porte du bureau de direction se referma avec un bruit sec. Lâemployé recommença à dactylographier son bon de commande, tout en grommelant entre ses dents : « Mon salaud, petit Casanova de merde, le jour où tu aborderas le sujet à nouveau, je tâexpliquerai pourquoi ton père ne veut pas dâun jupon comme secrétaire. » Le passage de Marie Buteau dans cette pièce était demeuré dans la mémoire de certains employés, tout comme lâintervention providentielle dâAlfred Picard.
Tout de même, le secrétaire écrivit le mot « botte » à deux reprises avec un seul « t ». Lâéchange le laissait fort préoccupé.
* * *
Le secrétaire avait eu raison. Les fournisseurs préféraient attendre le retour du patron pour discuter des prix et des quantités à produire. Quant aux autres chefs de rayon, jamais ils ne révéleraient à un jeune blanc-bec devenu leur concurrent les secrets de leurs opérations. Après une demi-journée passée à se tourner les pouces, Ãdouard regagna à la fois les meubles et les agriculteurs désireux de convoler en justes noces.
Un peu après six heures, sa bonne humeur proverbiale sérieusement atteinte, le jeune homme passa les portes du commerce pour se diriger vers son automobile. Sâapprêtant à tourner dans la rue de lâÃglise, il aperçut une jeune fille, le front collé à lâune des fenêtres latérales de sa voiture. Une jolie silhouette agissait toujours sur ses états dââme. Aussi prononça-t-il avec son meilleur sourire :
â Attendez, je vais vous ouvrir, vous verrez mieux.
Elle sursauta au son de sa voix et porta la main sur sa poitrine.
â Pardon, monsieur. Je ne faisais rien de mal.
Elle laissait voir de jolies bouclettes sous son chapeau de paille. Ses yeux, dâun brun très pale, devaient jeter parfois des reflets dorés. Surtout, une rougeur bien discernable montait sur son cou et atteignait les lobes de ses oreilles.
â Je sais bien que vous ne faisiez rien de mal. Autrement, je ne vous offrirais pas de vous ouvrir. Si je vous croyais susceptible de tenter un mauvais coup, je partirais en courant pour alerter lâun des terribles policiers de la ville de Québec.
Sans attendre, lâhomme ouvrit la portière avant du côté du trottoir. La curiosité lâemportant sur la timidité, la jeune femme se pencha un peu afin de scruter le tableau de bord en bois soigneusement ciré. En hésitant, elle tendit la main pour la poser sur le dossier de la banquette.
â Câest du cuir, précisa Ãdouard avec une fierté de propriétaire.
â Je le vois bien.
Bien que très intimidée, elle demeurait amusée par lâenthousiasme de son interlocuteur. « Un enfant entiché dâun nouveau jouet », pensa-t-elle.
â Je mâappelle Ãdouard Picard, ajouta-t-il en tendant la main.
Lâinconnue hésita longuement avant dâaccepter, puis commenta :
â Je sais qui vous êtes.
Après un instant, comme elle nâajoutait rien, il insista :
â Vous ne me dites pas votre nom?
â ⦠Clémentine LeBlanc.
Un peu plus et elle répondait : « personne ». Lâhomme libéra la petite main gantée de dentelle, puis continua avec entrain :
â Je vous ai remarquée quelques fois sur les trottoirs. Vous devez travailler tout près.
â Vous êtes observateur.
â Seulement quand je vois de très jolies personnes.
Le rouge atteignit le sommet des oreilles de la jeune fille. Après un nouveau silence, elle précisa :
â Je travaille à la Quebec Light, Water and Power. Au service de la facturation.
« Exactement le genre de personne susceptible de remplacer le foutu secrétaire de mon père », songea son interlocuteur. En même temps, il comprenait combien pareille présence pouvait nuire à la concentration dâun chef dâentreprise. Pour une fois, Ãdouard se réjouit secrètement de nâavoir aucune responsabilité demandant la mobilisation de toutes ses pensées. Finalement, sa situation présentait des avantages : il pouvait se laisser distraire
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