Le prix du sang
impunément. Puis, cette demoiselle travaillait à deux pâtés de maisons du magasin Picard. Sâintéresser à elle ne lâamènerait pas à enfreindre lâordre formel du paternel de ne jamais fricoter avec les employées.
â Vous aimeriez faire une petite promenade, Clémentine?
Lâusage du prénom, avec une inconnue, se révélait bien audacieux; la promenade, tout à fait déplacée. Le front plissé, elle rétorqua :
â Cela ne se fait pas!
Ce genre de réprimande nâavait jamais intimidé son vis-à -vis.
â Voyons, câest comme un salon : un fauteuil bien rembourré, une petite pièce à lâabri des intempéries. La seule différence avec une maison, ce sera le paysage défilant des deux côtés.
Une autre différence troublait bien plus profondément la jeune fille : lâabsence dâun chaperon à portée des yeux ou, au moins, de voix. Accepter une offre pareille pouvait écorcher sa réputation de façon irrémédiable.
Comme si Ãdouard suivait le cours de ses pensées, il ajouta, en esquissant un clin dâÅil :
â Vous savez, conduire cette machine se révèle bien compliqué : jâaurai les deux mains totalement occupées.
Dans sa condition présente, elle ne pouvait rougir un peu plus sans tourner au cramoisi. Lâallusion à sa crainte la plus troublante provoqua un rire nerveux.
â Vous pouvez aussi vous asseoir à lâarrière. Vous jouerez à la grande bourgeoise, et moi, au chauffeur. Acceptez, cela ne me tente pas de rentrer à la maison tout de suite. Mes parents sont absents.
La confession, bien puérile, enleva beaucoup du caractère menaçant de lâhomme. Clémentine regarda à nouveau à lâintérieur du véhicule par la portière toujours ouverte, puis vers la rue Saint-Joseph afin de sâassurer que personne ne sâintéressait à leur petit aparté.
â Si je veux souper ce soir, je dois rentrer tout de suite.
â Vous habitez chez vos parents?
â ⦠Dans une maison de chambres, par là .
Sa main désigna vaguement lâest. Elle comptait parmi le contingent des innombrables jeunes filles venues travailler à la ville. Juste à Québec, des centaines arrivaient tous les ans pour relever le défi de se faire une meilleure place au soleil. Les plus chanceuses, accueillies chez des tantes ou des oncles, profitaient dâun cadre familial où une surveillance étroite préservait leur réputation. Les autres faisaient de leur mieux lâapprentissage dâune liberté dont les bien-pensants leur tiendraient invariablement rigueur, tôt ou tard.
â Dans ce cas, je vous propose un petit arrangement : pour vous remercier de ne pas me laisser manger seul, je vous invite à partager mon repas dans un petit restaurant.
â Ma logeuseâ¦
â Vous plaiderez avoir dû travailler un peu plus tard ce soir. Cela doit arriver souvent.
Câétait une ruse fort imparfaite puisque des compagnes de travail habitant au même endroit éventeraient bien vite le gros mensonge. Dâun autre côté, au coût de ces véhicules â au bas mot, celui-là représentait cinq ou six fois son salaire annuel â, elle risquait de devenir bien vieille avant que lâoccasion dây monter se présente à nouveau.
Ses yeux se fixèrent dans ceux du jeune homme et elle demanda dâune voix hésitante :
â Je peux avoir confiance en vous?
â Si vous en doutez, refusez de monter et rentrez tout de suite à la maison.
La réponse la laissa sans voix. Les conversations entendues lors des mois précédents lui revinrent en mémoire. Les jeunes héritiers des quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur faisaient lâobjet de longs commentaires, leurs attributs physiques, financiers et moraux sans cesse soupesés. Cela ne posait pas de difficulté, chacun ayant sous ses ordres un abondant personnel féminin. Le jeune Picard sortait de cette évaluation soignée avec plein dâétoiles à son bulletin de notes : certainement parmi les trois plus mignons du lot, promis à une belle fortune, disposé à conter fleurette à tous les jolis minois, on ne lui prêtait aucun geste, ni aucune parole dâailleurs, vraiment déplacés. Toutes
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