Le prix du sang
appareil. Voyez comme câest facile. Il mima un pilote aux commandes dâun avion, qui ressemblait beaucoup à un homme au volant dâune automobile⦠pour grimacer de déception. La manche de son veston cachait le petit cadran muni dâun bracelet de cuir. Agacé, il la releva de son autre main alors que sa compagne éclatait dâun rire joyeux.
â Je suppose que les pilotes ne portent pas un habit de ville, convint-il en sâesclaffant aussi.
Elle montrait des dents parfaites. Ses sourires répétés lui mettaient des fossettes aux joues et des plis aux commissures des yeux. Ãdouard la trouva très jolie, émouvante même. Quelques minutes plus tard, il proposa :
â Nous pourrions faire un tour dans Grande Allée, passer près du Château Frontenac , puis descendre la côte de la Montagne. Vous serez chez vous dans vingt, tout au plus trente minutes.
Tous ces détails sur le trajet visaient à la rassurer, à construire sa confiance. Au moment de regagner le trottoir, lâhomme lui offrit son bras. Elle accepta de bonne grâce. Quand il fit mine dâouvrir la portière arrière de la berline noire, Clémentine objecta :
â Je peux monter devant.
La timidité marquait sa voix et ses gestes demeuraient contraints. Le soleil, maintenant très bas sur lâhorizon, dorait ses yeux.
â Merci⦠Vous ne me trouvez plus menaçant, jâen suis très heureux.
Quelques secondes plus tard, Ãdouard démarra le moteur dâun tour de manivelle. En regagnant sa place derrière le volant, il lui fit une confidence coûteuse :
â Si vous me voyez un jour avec une attelle au poignet, vous saurez pourquoi.
â Câest difficile à ce point?
â Le combat de lâhomme contre la machine.
Elle reçut lâaffirmation dans un grand éclat de rire, la tête rejetée en arrière. Le véhicule sâengagea dans la rue Saint-Jean pour bifurquer bientôt vers le sud afin de rejoindre Grande Allée. Plus tôt dans la soirée, le jeune homme avait dit vrai : le volant, les pédales, le levier de vitesse, tout cela lui occupait les mains et les pieds. Puis, son expérience de chauffeur se révélait bien courte : les tramways, les voitures hippomobiles et les piétons indisciplinés requéraient toute son attention. Tout au plus porta-t-il quelquefois son regard vers la droite afin de voir le profil du charmant visage de même que la ligne des longues cuisses sous la jupe.
La jeune femme, de son côté, contemplait tantôt lâintérieur luxueux du véhicule, tantôt le spectacle de la rue. Alors quâils passaient devant lâAssemblée nationale, elle argua, se souvenant de ses conversations avec des amies sur les bons partis de la ville :
â Vous vivez près dâici.
â Nous avons croisé ma rue il y a une minute à peine.
Le riche héritier vivant dans ce quartier cossu se montrait à la fois amusant, sans prétention et attentionné. Elle aussi se tournait parfois pour étudier son profil. Se pouvait-il⦠Chaque fois que la pensée effleurait son esprit, un vif mouvement de négation de la tête faisait voler ses bouclettes. Sa raison lui ordonnait de ne pas confondre les idylles des feuilletons publiés dans les journaux et la vie réelle.
Quand, un peu avant huit heures trente, il approcha de la rue Sainte-Marguerite, elle demanda, à nouveau très intimidée :
â Arrêtez-vous ici.
Devant son regard interrogateur, elle précisa :
â Je ne veux pas faire jaser. Ã la maison de chambres, tout le monde espionne tout le monde.
Une fois la voiture rangée contre le trottoir, lâhomme se tourna à demi vers sa compagne pour dire :
â Ne soyez pas gênée à ce sujet : les gens aiment tout autant parler dans le dos des autres là où jâhabite. Câest le sport habituel des habitants de cette ville.
Il marqua une pause avant de continuer sur un ton plus joyeux :
â Jâai beaucoup apprécié notre soirée. Me permettrez-vous de vous inviter à nouveau?
La jeune femme se mordit la lèvre inférieure et hésita beaucoup avant de répondre :
â Si vous voulez.
â Je pourrai, dans ce cas, faire porter un mot à votre lieu de travail, ou alors à votre maison de
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