Le prix du sang
les ouvrières, les vendeuses ou les commis se seraient montrées enclines à certaines bassesses pour se donner la plus minuscule chance de convoler un jour avec un candidat aussi bien pourvu que celui-là .
Bien sûr, en ce moment, Clémentine LeBlanc ne songeait guère à des épousailles⦠Faux! Comme toutes les jeunes filles de son âge habitant la ville de Québec, elle ne pensait quâà cela, sans toujours en être consciente. Toutefois, mieux valait circonscrire son horizon dâespérances à une courte balade dans une grosse voiture construite à Détroit.
Quand Ãdouard ferma la portière avant du véhicule, la déception se peignit sur le charmant visage. La partie était gagnée. Le garçon ouvrit celle de lâarrière et prononça, en sâinclinant bien bas :
â Madame, votre voiture est avancée.
Lâautre gloussa et lissa sa jupe de serge sur ses cuisses avant dâentrer dans lâautomobile en se tenant de biais, attentive à donner à ses mouvements toute la modestie requise.
En faisant le tour de la Buick, le jeune homme sâattarda sur la manivelle récalcitrante afin de démarrer, puis regagna sa place derrière le volant.
â Où Madame souhaite-t-elle aller?
â Je ne sais pas du tout, prononça-t-elle, la voix excitée.
â Je propose donc de prendre le boulevard Langelier afin de regagner la Haute-Ville. Un joli restaurant du quartier Saint-Jean nous permettra de manger un peu. Nous ferons ensuite un petit tourâ¦
â Je ne dois pas rentrer trop tardâ¦
à nouveau, une inquiétude pointait dans sa voix. Ãdouard se retourna à demi pour dire, avec son sourire le plus engageant :
â Si je vous ramène à huit heures précises devant votre porte, cela vous semble-t-il convenable?
â Ce sera parfait.
â Dans ce cas, Madame, adossez-vous confortablement et profitez de mes talents de chauffeur.
Quand la voiture sâengagea dans la rue Saint-Joseph, Clémentine souhaita se faire toute petite, car on pouvait la voir depuis les trottoirs. Dans la rue Langelier, elle sâinquiéta plutôt de la vitesse du véhicule. Jamais le tramway ne lui avait donné des sensations si grisantes.
* * *
Une fois la nouvelle situation apprivoisée, Clémentine LeBlanc se montra enjouée, drôle même. Capable de jouer les prétentieux avec un réel brio si la situation lâexigeait, Ãdouard savait évoquer le cirque, les kermesses rurales et les spectacles gratuits offerts par la Garde Champlain. Surtout, il commentait volontiers la folie de lâheure : les films maintenant présentés quotidiennement dans trois ou quatre salles à Québec.
Pendant tout le repas, la conversation alla bon train entre eux. Le restaurant, sis rue Saint-Jean, à lâextérieur des murs de la ville, offrait une cuisine familiale. Des employés dâun statut modeste occupaient la plupart des tables. La jupe de serge, tout comme le corsage boutonné jusquâau milieu du cou, sans aucune dentelle, sans aucun ruban, ne déparaient guère ces lieux.
à sept heures trente, lâhomme regarda la montre à son poignet, puis confia dâune voix résignée :
â Si je veux respecter ma parole, nous devons nous mettre en route tout de suite.
La moindre émotion se manifestait sur le visage de la jeune femme. La déception redessina ses traits. Aussi il enchaîna après une pause :
â Mais vous pouvez toujours retarder un peu lâheure du retour.
â Juste un peu, alors.
Ãdouard acquiesça dâun hochement de tête et exprima sa satisfaction par un rire sourd.
â Vous avez une montre-bracelet, remarqua-t-elle.
Le même constat aurait pu se formuler en dâautres mots : « Vous êtes moderne et riche. »
â Câest plus pratique. Pas besoin de mâarrêter pour chercher dans mon gousset. Vous savez dâoù cela vient, lâidée de la mettre là ?
Il leva son poignet pour la lui montrer à nouveau. Le « non » de la tête fit voler les boucles blondes de droite à gauche.
â Le bijoutier Louis Cartier en a eu lâidée, en 1904, pour rendre service à lâaviateur brésilien Santos-Dumont. Cet homme voulait être en mesure de regarder lâheure même aux commandes de son
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