Le prix du sang
seul maître à bord. Les employés paraissaient lui montrer un peu plus de déférence quâà lâhabitude. Même les chefs de rayon, comptant tous au moins le double de son âge, effaçaient de leur visage leur habituelle petite moue railleuse. Chacun dâentre eux vivait avec la conviction dâen savoir plus que lui sur le commerce de détail, une perception le plus souvent fausse, dâailleurs. De toute façon, lui hériterait. Pas eux. Cela seul déterminait la nature de leur relation.
Pendant cette grande tournée des divers services du magasin, Ãdouard sâarrêta un peu plus longuement dans celui des meubles, le sien. Les chefs de ces « départements », comme disaient souvent les Canadiens français en reprenant lâexpression anglaise, géraient leur fief comme une petite entreprise, tirant leur revenu dâune part des profits quâils généraient Eux-mêmes.
â Tout va bien? demanda-t-il au vendeur le plus expérimenté, celui qui exercerait lâintérim tout au long de la semaine à venir.
â Tout le monde se trouve à son poste. Nous avons déjà vendu un ameublement de chambre à coucher à un jeune agriculteur désireux de se marier avant les moissons.
Lâhomme dâune quarantaine dâannées eut un sourire égrillard en songeant à lâusage prochain de la marchandise vendue.
â Alors il ne faut pas sâarrêter en si bon chemin. Le gars veut sans doute meubler aussi une cuisine et un salon.
â Pour la cuisine, Légaré nous fait du tort.
Ãdouard grimaça à lâévocation du nom de ce concurrent presque voisin, puis regagna les locaux administratifs, au second étage. Son père tenait à lui faire jouer le rôle de chef de rayon, présentant la chose comme une excellente occasion dâapprendre. Avant de lui permettre de gérer lâensemble de lâentreprise, il lui fallait jauger sa capacité de récolter un profit sur lâune des parties de celle-ci. Lâexercice risquait toutefois de sâéterniser, car le propriétaire entendait, chaque fois que lâun de ses petits gérants prendrait sa retraite, en confier le fief à son fils pendant quelques années.
« Comme cela, le jour où je déciderai de me consacrer au jardinage, lâaffaire ne présentera plus aucun secret pour toi », insistait le paternel. Si cette forme dâapprentissage sur le tas se révélait bénéfique, lâhomme montrait tellement de vigueur quâÃdouard craignait de la voir durer bien longtemps. Très raisonnablement, son père pouvait espérer travailler encore pendant vingt ans. Lui succéder en 1934 ne souriait guère au jeune homme pressé.
Ces pensées le rendaient toujours un peu morose, fâché même. Rien de mieux, dans ces circonstances, que de passer sa mauvaise humeur sur un subalterne. Lorsquâil entra dans les bureaux de lâadministration, la cible idéale se trouva sous ses yeux. Le secrétaire sâescrimait sur son clavigraphe. Il le toisa avant de déclarer :
â Georges, vous savez, la moitié des emplois comme le vôtre dans la rue Saint-Joseph sont maintenant occupés par de jolies jeunes filles. Cela ne vous préoccupe pas?
Lâautre suspendit ses doigts au-dessus du clavier et leva les yeux sur le fils du patron tout en cherchant la réponse à donner à lâenfant gâté.
â Je crois que vous exagérez la proportion. Je lâestimerais plutôt au cinquième, tout au plus, habituellement dans de petites entreprises susceptibles de déposer leur bilan avant la fin de lâannée.
â Mais tout de mêmeâ¦
â Devrais-je mâinquiéter? Monsieur votre père paraît satisfait de mes services.
Un peu plus et lâemployé ajoutait : « Et il prendra les décisions de ce genre pendant encore de longues années. » Ãdouard préféra abandonner le sujet pour demander plutôt :
â Rien dâurgent ne nécessite mon attention immédiate?
â Non, pas vraiment. Chacun attend la date du retour de votre père pour se manifester, je suppose.
Le fils du patron accusa le coup et réussit à conserver un visage impassible tout en prenant bonne note que lorsque viendrait son tour, ce drôle quitterait
Weitere Kostenlose Bücher