Le prix du sang
dire que la situation soit tellement meilleure, commenta Clémentine en riant.
Elle tenait le bout de ses doigts gantés sous son nez. Normalement, seuls les employés de Picard se trouvaient invités au pique-nique annuel. Autrement, avec les familles nombreuses des Canadiens français, le nombre des convives dépasserait le millier. Cette règle ne sâimposait toutefois pas au fils du patron. Puis personne ne vérifiait vraiment. De nombreux autres célibataires conviaient leur promise à un déjeuner sur lâherbe.
Tout naturellement, au retour de leur troisième balade en automobile, Ãdouard avait invité sa nouvelle « amie » à lâaccompagner. Comme le curé de la paroisse hanterait les lieux tout lâaprès-midi et que de bons pères de famille figuraient parmi les personnes présentes, la jeune fille avait accepté. En réalité, un dîner en plein air se révélait bien peu compromettant, comparé à lâintimité dâune voiture automobile.
Le couple de jeunes gens se promenait bras dessus, bras dessous, sous les frondaisons. Clémentine portait une jolie robe de cotonnade toute simple, son chapeau de paille habituel et ses gants de dentelles. La modestie de sa mise laissait voir encore mieux sa silhouette mince et vive, tout comme les boucles blondes de ses cheveux portés assez courts. La nature lui avait donné ce qui manquaient à la plupart des élégantes de la Haute-Ville. Combien dâentre elles auraient troqué une robe de chez Holt Renfrew, Simons ou même ALFRED pour ses longues jambes, son ventre plat et ses seins menus et fermes?
Surtout, son charme jouait en sa faveur. Le rire facile de cette employée résonnait avec une régularité rassurante, vif et frais comme le bruit dâune clochette dâargent.
â Je vous assure, insista Ãdouard, lâodeur nâa plus rien de comparable. Plus aucun des égouts de la ville ne se déverse dans la rivière. à lâépoque, câétait sept ou huit.
â Si vous le dites.
Des rires dâenfants leur parvinrent des buissons. Machinalement, le jeune homme se dirigea dans cette direction. à lâabri des feuillages, une demi-douzaine de garçons sâétaient débarrassés de leurs vêtements pour sâébatte dans lâeau brunâtre. Certains gardaient de mauvais sous-vêtements taillés dans des poches de farine ou de sucre par des mères soucieuses de la moindre économie. Les autres ne portaient rien, sans doute à cause de mamans plus parcimonieuses encore.
â Les gars, cria Ãdouard, dans cette eau sale, vous allez perdre votre machin!
â Pourquoi tu dis cela? questionna lâun dâeux en lui jetant un regard curieux. Cela tâest arrivé? Ne crains rien, si je trouve un petit ver de terre, je te lâamènerai pour le remplacer.
Sur ces mots, le gamin se retourna afin de se tortiller le cul devant lui. Un autre cria à lâintention de la jeune fille :
â Chérie, laisse tomber cet idiot et sors avec moi. Je ferais un bien meilleur cavalier que lui!
Le jeune homme comprit que son sens de la répartie sâémousserait bien vite contre le leur. Aussi retraita-t-il pour regagner lâallée ombragée.
â Je mâexcuse, fit-il. Les gamins de la Basse-Ville ont la langue bien déliée. Puis, vous montrer son⦠Quelle vulgarité!
â Oh! Mais vous étiez le seul destinataire de ses largesses⦠Je comprends quâau Petit Séminaire vous ne parliez et nâagissiez pas comme cela.
Lâironie dans la voix de Clémentine le blessa un peu. à son contact, il mesurait une nouvelle fois que son seul mérite, dans la vie, serait dâêtre le fils de son père, élevé dans une atmosphère ouatée. Elle ajouta :
â Quant au spectacle, vous savez, il y a aussi des rivières et des garçons à Saint-Michel-de-Bellechasse.
Ãdouard sâimmobilisa pour la regarder dans les yeux et prononcer à voix basse :
â Vous voulez dire que vous aussiâ¦?
â Cessez de dire des sottises.
Toutefois, le rouge sur ses joues convainquit son compagnon que les ébats dans lâeau vive ne lui étaient pas inconnus. Cette pensée lui procura une érection immédiate. Il recommença à marcher avec lâespoir que les yeux de
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