Le prix du sang
Clémentine ne parcourraient pas son corps. « De toute façon, les femmes ne regardent jamais là  », se dit-il pour se rassurer.
â Nous allons regagner la fête. Je regrette de vous demander de mâattendre un long moment, mais si je nâeffectue pas un petit travail, le paternel va me déshériter.
Lâidée dâun beau jour dâété et de lâeau froide dâune rivière sur deux corps nus lui paraissait tout à fait délicieuse.
* * *
Organiser un pique-nique voulait dire servir des repas. Thomas Picard avait recruté les services dâun restaurateur de foire champêtre pour préparer de grandes marmites de pot-au-feu. La vaisselle, fabriquée très simplement avec des tôles embossées, passait dâun employeur à lâautre pendant la belle saison.
Plutôt que de se planter debout pour serrer des mains, Ãlisabeth avait proposé quelques années plus tôt de servir la nourriture. En conséquence, son époux, sa belle-fille, Fulgence Létourneau et sa femme Thérèse portaient de longs tabliers afin dâépargner à leurs vêtements des taches de gras.
â Je me demande où se trouve ton garnement, murmura lâépouse du marchand avant de tendre une assiette à un vendeur du rayon des articles pour fumeurs.
Elle enchaîna à haute voix pour ce dernier :
â Nâhésitez pas à revenir, si vous voulez. Bonne journée. Lâhomme, maigre comme un tuberculeux, la remercia avec un sourire découvrant quelques chicots. Lâinvitation à venir à nouveau chercher des vivres allaient invariablement aux malingres et aux obèses. Dans son esprit, les autres ne méritaient quâun service.
â Le voilà enfin! souffla le père entre deux convives.
â Cette jeune fille?
â Une employée de la Quebec Light⦠Il lâa vue quelques fois, depuis nos vacances.
Les conversations menées tout en remplissant et en tendant des assiettes se révélaient longues et un peu décousues. Deux employées plus tard, lâépouse murmura à son mari, alors que le jeune homme endossait enfin son tablier de toile :
â Elle paraît très jolie⦠adorable, en fait. Cela peut conduire quelque part?
Arrivée dans cette famille bourgeoise de façon inattendue, Ãlisabeth ne doutait pas que dâautres puissent effectuer la même trajectoire. Eugénie, quant à elle, souffrait de voir cette concurrence⦠surtout si lâoiselle plaisait à sa belle-mère. Elle tendit une assiette en articulant un « bon appétit » sans conviction, puis prononça à lâintention de son frère :
â Tu joues au Pygmalion avec les pauvresses, maintenant?
â Nous ne pouvons pas tous nous rabattre sur une personne autrefois jugée indigne dâaffection afin dâassurer la sécurité de nos vieux jours.
â Assez vous deux! gronda Thomas dans sa moustache. Ãdouard, tu devrais être là depuis une demi-heure. La moitié des repas a déjà été servie.
Le jeune homme se planta devant une immense marmite, un amoncellement dâassiettes de fer blanc à peu près propres à portée de la main. Fulgence Létourneau écoutait sans en avoir lâair. Il éprouvait un certain soulagement à voir les grands de ce monde partager avec lui des relations familiales parfois orageuses. Sa présence sur les lieux, lors du pique-nique annuel, allait de soi. La moitié du personnel des entreprises Picard travaillait dans les ateliers placés sous sa direction. Et si Ãlisabeth se trouvait là , Thérèse devait y être aussi.
En voyant arriver la conjointe de grand format de son employé, lâinquiétude sâétait emparée de Thomas : mettre lâenfant en présence dâEugénie lui paraissait de la dernière imprudence. Heureusement, il sâaperçut bien vite que Jacques ne les accompagnait pas et apprit quâune parente sâoccupait de lui pour la journée. Mentalement, il prit la résolution de ne plus jamais convier Eugénie à une activité où les Létourneau manifesteraient leur présence.
Une heure plus tard, les marmites presque vides, les malingres et les obèses rassasiés, Ãdouard prit sa voix la plus docile pour demander :
â Je peux y aller,
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