Le prix du sang
Toutefois, quelques années auparavant, la guerre de Sécession américaine sâest étalée sur plusieurs années. Avec les développements scientifiques et industriels des dernières décennies, personne ne sait exactement à quoi sâattendre. Une fois le doigt pris dans cet engrenage, y laisserons-nous une main, un bras ou tout le corps?
â ⦠Nous?
â Le Royaume-Uni, câest nous aussi. Wilfrid Laurier nous a envoyés en Afrique du Sud, déjà .
En bonne fille de libéral, sa compagne aurait pu rétorquer que les conservateurs de Robert Borden risquaient bien plus que leurs prédécesseurs dâengager le Canada dans les folles entreprises de lâEmpire. Un peu machinalement, elle détourna le regard en direction du Château Frontenac . Lâ Union Jack flottait bien à lâune de ses tours, comme à la poupe de tous les navires amarrés près du quai, sous ses yeux.
â Je nâarrive pas à croire que cela nous touchera directement, plaida-t-elle.
â ⦠Non, bien sûr que non, consentit Fernand après une pause.
Derrière eux, les premières notes dâune valse de Strauss percèrent le jour finissant. Le ciel prenait une teinte dâun bleu indigo, les ombres sâallongeaient sur les madriers de la terrasse. à quarante pieds du couple se dressait le kiosque où les badauds achetaient des rafraîchissements. Au-dessus de celui-ci, les membres dâun petit orchestre aux uniformes chamarrés commençaient leur spectacle. Pendant une heure, les accords familiers aux Viennois aideraient la digestion des bourgeois de Québec. La musique venue de la capitale de lâEmpire austro-hongrois faisait valser lâEurope depuis quelques décennies. Lâétincelle de Sarajevo embraserait à son tour le continent entier.
Le moment où le soleil culbutait derrière lâhorizon rendit Fernand songeur. Avec cette guerre, le crépuscule sâétendrait sur toute une civilisation. La Belle Ãpoque avait vécu.
4
â La catastrophe paraît inéluctable, grommela Thomas en regardant la première page du journal de la veille.
En plein été, la journée du samedi se révélait souvent affolante au magasin, au point où il devait partir tôt et revenir tard, sans avoir le temps de sâinformer un peu de lâétat du monde.
â Je ne peux pas y croire, dit Ãlisabeth. Ces pays nâont rien à gagner et tout à perdre dans une guerre.
â Tu as vu le titre comme moi. « Le kaiser lance un ultimatum aux nations dâEurope. » Après cela, ou tout le monde se soumet et reconnaît Guillaume comme le maître du continent, ou la Triple-Entente le remet à sa place.
La famille se trouvait réunie pour le petit déjeuner du dimanche, le 2 août. Ãdouard avalait ses Åufs avec la seconde page de La Patrie sous les yeux. Au cours du repas, son père et lui les échangeraient lâune après lâautre. Eugénie jouait avec sa nourriture du bout de sa fourchette, songeuse. Elle commenta :
â Fernand dit que la guerre est imminente. Il entrevoit un conflit à la fois long et meurtrier.
â Tiens, Robert Borden le déçoit à ce point, ironisa son frère en levant les yeux. Au lieu de chanter les louanges du Parti conservateur, il se passionne maintenant pour la politique internationale.
â Tout de même, continua la jeune fille en ignorant totalement la remarque, je ne comprends pas comment la déclaration de guerre de lâAutriche contre la Serbie peut amener lâAllemagne à menacer tous ses voisins.
Ãdouard poussa un soupir devant pareille ignorance, suscitant tout de suite une certaine inquiétude chez Ãlisabeth. La moitié de la vie de cette dernière se passait à tenter de pacifier les relations entre les deux jeunes personnes.
â Tous les grands pays dâEurope sont partie prenante dâalliances, consentit le père en guise dâexplication. Câest comme un jeu de domino, une pièce tombe et emporte toutes les autres. La Russie sâest engagée à défendre la Serbie, attaquée par lâAutriche. Hier, lâAllemagne a menacé de sâen prendre à ce pays si le tsar bougeait en faveur de son alliée.
â LâAllemagne, lâAutriche-Hongrie et lâItalie forment la
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