Le prix du sang
nâen ai pas bu encore.
Elle craignait plus les rots intempestifs que les germes présents dans la bouche de son compagnon, mais ces saucisses enduites de moutarde se révélaient terriblement salées. Une gorgée plus tard, elle rendait la bouteille alors que son compagnon décidait dâévoquer ses souvenirs :
â Jâai vu de mes yeux les Bloomers Girls battre ces gars-là .
Devant le regard chargé dâincompréhension de sa voisine, il jugea utile de préciser :
â Câétait une équipe de femmes!
â Vous savez, pour travailler à la Quebec Light, mieux vaut savoir quelques mots dâanglais. Girls figure parmi ceux que je connais. Lâévénement ne me paraît simplement pas mériter un pareil enthousiasme.
â ⦠Le baseball est comme lâaffrontement stylisé de deux armées.
Un rire en cascade retentit à ses côtés. Pour retrouver sa contenance, Clémentine lui reprit la bouteille des mains, sâefforçant de ne pas pouffer dans le goulot en buvant.
â Vous nâavez aucune idée de ce que vous allez voir?
â Des hommes avec de drôles de costumes qui poursuivent une balle.
â Pauvre petite. Je dois recommencer votre éducation à zéro.
* * *
Une fois nâétant pas coutume, quand Fernand Dupire frappa contre lâhuis du domicile de la rue Scott, Ãdouard vint ouvrir lui-même, après lâavoir fait longuement attendre.
â Sans vouloir te vexer, je mâattendais à un visage plus amène, ironisa le visiteur en lui tendant la main. La domesticité se révolte contre les Picard?
â Si jâai bien compris, Eugénie a réquisitionné la bonne pour lâaider à revêtir sa plus belle toilette. Tu es la cause de ce branle-bas vestimentaire?
â Je lâai invitée à souper, mais je nâai formulé aucune exigence particulière quant à la tenue.
Le notaire sâétait pourtant mis en frais, lui aussi. Son costume de lin dâun gris très pâle et son panama lui donnaient lâair dâun Anglais en vacances.
Ãdouard retint ses commentaires narquois, tout à lâexcitation de ses dernières lectures.
â Passe un moment dans la bibliothèque. Nous serons en guerre demain.
La grande pièce lambrissée de noyer donnait sur la rue. Dédaignant le bureau placé près de la fenêtre en baie, les jeunes hommes gagnèrent les fauteuils recouverts de cuir répartis de part et dâautre de la cheminée. Ãdouard tendit la copie du matin de La Patrie à son ami. Un grand titre sâétalait sur toute la largeur de la première page : « Albion toujours fidèle ».
â Je sais, les titres du Soleil , tout comme ceux de LâÃvénement , disaient la même chose.
â LâAllemagne menace de sâemparer de la Belgique si le gouvernement de ce pays ne laisse pas le libre passage à ses armées en route vers la France.
â Et le Royaume-Uni entend respecter ses ententes avec ce petit pays, de même que celles qui le lient à la Russie et à la France. Dans ce dernier cas, cela va de soit : voilà dix ans que lâon nous rebat les oreilles avec lâEntente cordiale. Je sais tout cela. Lâultimatum de lâempereur Guillaume se termine ce soir.
Fernand Dupire lisait les mêmes journaux que son ami, et il en tirait les mêmes conclusions. Selon toute probabilité, tous deux sâéveilleraient le lendemain dans un pays en guerre. Simple colonie, le Canada se trouverait engagé sans avoir à donner son avis. La métropole déciderait pour lui.
â Ton gouvernement va nous engager là -dedans jusquâau cou, précisa Ãdouard.
Lâarticle possessif se trouvait dâautant plus justifié que le fils du commerçant, encore trop jeune, nâavait pas participé au suffrage de 1911, et Fernand, si. De nombreux jeunes Canadiens français membres du mouvement nationaliste favorisaient alors les candidats de lâéquipe dâHenri Bourassa, avec lâespoir de lui donner la « balance du pouvoir ». Le résultat se révélait catastrophique : trop peu nombreux, les trois députés élus sous cette bannière ne suffisaient pas à exercer la moindre influence.
â Ta seule réussite a été de chasser Wilfrid
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