Le prix du sang
homme.
â Oui. Un individu si désireux de mourir en héros sur un champ de bataille quâil a commencé par placer deux balles dans la nuque du seul homme susceptible dâempêcher la boucherie.
Ãlisabeth, un peu dégoûtée par le cours de la conversation, appuya sa serviette sur ses lèvres avant de ramener chacun au programme de la journée :
â Comme lâéglise Saint-Roch se trouve un peu loinâ¦
Elle recula sa chaise. Ãdouard quitta sa place pour lâaider à se dégager de la table.
â Je compte sur vous trois, ce midi, précisa Thomas en se levant à son tour. Eugénie, tu viens aussi. Les employés doivent te voir le jour du pique-nique de la compagnie, de même quâà la Saint-Jean et à la fête du Travail. Cela fait partie de tes obligations de fille du patron.
La jeune fille leva vers lui des yeux écarquillés, les sourcils levés, comme pour signifier : « Mais je nâai rien dit. Pourquoi ne pas me laisser tranquille? » Ses réticences, exprimées des années plus tôt, à participer à ces représentations mettant en scène la merveilleuse famille du roi du commerce de détail lui valaient encore ce genre de remontrance.
â Câest dâautant plus important que tu seras la seule à pouvoir communier, ajouta Ãdouard, narquois. Tu nâas rien avalé ce matin.
â De mon côté, avec la journée devant nous, pas question de rester à jeun, se justifia le père.
â Sans compter que tu dîneras bien tard, se moqua son fils en lui adressant un clin dâÅil. Tu préféreras ne pas goûter à la nourriture offerte si généreusement à tes employés de peur dâavoir des brûlures dâestomac.
La réponse paternelle à ce petit coup de griffe pouvait se révéler virulente. Le garçon choisit de sâesquiver en précisant:
â Je vais démarrer la voiture.
La corvée pouvait sâallonger jusque tard dans lâaprès-midi. Prévoyante, Eugénie se dirigea vers la salle dâeau. Laissé seul, le couple échangea un regard un peu lassé, puis lâhomme murmura :
â Tout de même, après le Carillon-Sacré-CÅur, il ne songe pas à se promener dans les rues un drapeau rouge à la main?
â Il songe surtout aux longues années le séparant de la direction du magasin Picard, répliqua Ãlisabeth en plaçant une main sur la poitrine de son mari.
â Je ne vais pas mourir tout de suite pour lui faire de la place.
â Jâespère bien que non. Après tout, je suis encore très jeune, moi. Trop jeune pour faire une veuve convenable.
Sur ces mots, pour éviter quâune main envahissante ne vienne froisser sa robe à un endroit stratégique, elle se sauva en riant. Au moment de sortir de la salle à manger, elle se retourna, le temps de dire avec un clin dâÅil :
â Et pas question de sieste cet après-midi. Tu auras tant à faireâ¦
Son époux sourit en songeant à la longue soirée devant eux, mais ne put retenir ses mots :
â Foutu pique-nique.
* * *
Après une messe où lâabbé Ãmile Buteau chanta les louanges des généreux patrons catholiques procurant à des centaines de travailleurs les moyens dâassurer leur subsistance, les deux cents employés des entreprises Picard se retrouvèrent au parc Victoria afin de profiter du pique-nique annuel offert par le patron.
Au moment de consacrer lâendroit aux loisirs des classes laborieuses, le maire de Québec avait dû mener une guerre soutenue aux agriculteurs. Ceux-ci utilisaient la prairie de forme elliptique pour faire paître leurs vaches. La date de lâinauguration, tenue en grande pompe en 1897, lâannée du jubilé de diamant de la gracieuse souveraine du Royaume-Uni et de ses colonies, justifiait le nom adopté. Depuis, une fois les bovins repoussés au nord de la rivière Saint-Charles, le parc Victoria offrait de grands arbres, des allées ombragées, un kiosque abritant un restaurant ainsi quâune gloriette sous laquelle lâorchestre de la Garde Champlain distillait une musique de kermesse.
â Quand je suis venu ici pour la première fois, la rivière embaumait lâégout, se souvint Ãdouard à haute voix.
â On ne peut pas
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