Le prix du sang
à quelques pouces de sa compagne. Pendant de longues minutes, il ressassa ses souvenirs, le regard perdu sur le fleuve des dizaines de verges plus bas. Au moment où la jeune fille prétentieuse, arrogante même, levait le nez sur lui, elle se révélait disposée à se laisser prendre et engrosser par un marin de passage.
Le piédestal sur lequel il la plaçait alors gisait maintenant en mille miettes sur le sol. Fernand ne la cherchait plus au firmament, parmi les anges éthérés. Son embonpoint et sa calvitie devenaient des défauts bien véniels. Le péché de la chair flétrissait bien profondément comparé à quelques ingratitudes anatomiques.
â De votre côté, demanda-t-il enfin, lâidée du mariage présente-t-elle un certain intérêt?
Même lâesprit le plus optimiste ne pouvait considérer cela comme une « grande demande ». Eugénie marqua une pause avant de dire dâune voix blanche :
â Avec une personne convenable, respectable, je serais heureuse de faire le grand saut.
Son compagnon tourna la tête à demi pour regarder le profil féminin. Exsangue, sentant sur elle le regard inquisiteur, elle baissa les paupières et retint son souffle. La laissée-pour-compte venait de confesser ses bonnes dispositions. Les mots suivants scelleraient le sort de sa vie.
Lâhomme reporta à nouveau ses yeux sur le fleuve, et au-delà , vers la ligne verdoyante de la rive sud. Puis, il murmura:
â Les jours deviennent déjà plus courts. Si nous voulons marcher encore un peu avant de rentrer, autant quitter ce banc.
Debout devant elle, il lui offrit son bras, une expression de gêne figée sur le visage. La jeune femme accepta son aide pour se lever : tremblantes, ses jambes risquaient de se dérober sous elle.
* * *
Après cette étrange conversation, les rencontres entre les deux jeunes gens se poursuivirent avec la même régularité, même si le malaise entre eux sâavérait palpable. Tout semblait les destiner à une amitié, non, un compagnonnage plein de rancÅurs sourdes, comme il pouvait en exister entre un vieux garçon et une vieille fille.
Puis, le 23 septembre, alors quâEugénie feuilletait une revue féminine dans le petit salon, Jeanne vint de la cuisine afin de la prévenir.
â Monsieur Dupire est au téléphone. Il souhaite vous parler.
â Nous nâavons aucun rendez-vous ce soirâ¦
Surprise, la domestique leva les sourcils. Pareille réponse ne lâaidait en rien.
â Mon père se trouve-t-il dans la bibliothèque?
â Il est sorti tout à lâheure.
â Je prendrai donc lâappel dans cette pièce.
Le bureau paternel offrait certainement plus de discrétion que la cuisine, où les oreilles dâune bonne et dâune cuisinière demeuraient attentives. Un instant plus tard, elle portait lâécouteur de bakélite à son oreille et prononçait dans le cornet du même matériau :
â Bonsoir, Fernand. Je suis désolée de vous avoir fait attendre.
â Ce nâest rien. Puis-je venir vous voir tout de suite?
Un claquement sec se fit entendre sur la ligne. Jeanne venait de raccrocher lâappareil de la cuisine ou alors elle feignait lâavoir fait.
â ⦠Bien sûr. Vous êtes toujours le bienvenu dans cette maison.
â à tout à lâheure.
Elle répondit par les mêmes mots, songeuse. à peine cinq minutes plus tard, le bruit du heurtoir de bronze contre la porte la tira de sa rêverie.
â Laissez, je vais ouvrir moi-même, indiqua-t-elle à la domestique venue de la cuisine.
â Vous voulez que je prépare quelque chose? Du thé?
â à cette heure-ci, notre visiteur préférera sans doute une boisson plus conséquente. Je mâen occupe.
Bientôt, Eugénie ouvrit la porte. Le jeune notaire offrait un visage un peu tourmenté, comme sâil était chargé dâune mission bien incertaine.
« Ou plutôt, un homme bien incertain de la mission dont il sâest chargé », songea la femme. Elle prononça à haute voix :
â Bonsoir, encore une fois. Le mieux est dâoccuper le bureau de mon père. Câest lâendroit le plus discret de la maison. Vous jugerez sans doute cela préférable.
Dans la grande
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