Le prix du sang
longue.
â Câest aussi mon avis, commenta le notaire.
Chacun demanda un whisky au serveur venu prendre leur commande. Les dernières dépêches des champs de bataille occupèrent la conversation jusquâà ce que les verres apparaissent devant eux. Puis, Ãdouard évoqua la raison de ce rendez-vous.
â Lâautre soir, jâai raté lâannonce de la grande nouvelle⦠Je veux dire lâannonce du mariage. Je tenais à te féliciter.
â Avec une semaine de retard? Un coup de fil ou même un mot aurait suffi.
Lâamertume marquait la voix du gros notaire.
â Je préférais que ce soit de vive voix. Comme la vie au magasin est parfois agitéeâ¦
â Sans compter les rendez-vous galants avec les belles de la Basse-Villeâ¦
Un silence sâinstalla entre eux, palpable. Fernand nâentendait pas faciliter la tâche à son interlocuteur. Par le passé, celui-ci sâétait montré trop disposé à envahir sa vie privée pour quâil lâencourage.
â Tu es certain⦠commença-t-il. Lâidée de ce mariage me paraît si soudaine.
â Soudaine? De mon point de vue, la nouvelle arrive avec six ans de retard.
à nouveau, Ãdouard demeura un moment sans voix, puis sâenquit :
â Tu es certain de ses sentiments à ton égard?
â Oui, tout à fait.
Le notaire disait vrai : les sentiments dâEugénie à son égard lui paraissaient limpides. Cela ne signifiait pas quâils le comblaient.
Le jeune Picard avait demandé cette rencontre afin dâaborder la question de la naissance illégitime. Lâamitié lui paraissait imposer certains devoirs de franchise. Maintenant, devant Fernand, lâimage dâEugénie, de sa mine déprimée pendant de longs mois après son retour de lâÃtat de New York, puis de sa morne résignation flottaient devant ses yeux. Pourquoi lui enlever cette unique chance de bonheur si de meilleurs sentiments à lâégard de ce prétendant improbable lâhabitaient maintenant?
â Dans ce cas, tout est pour le mieux. Je te réitère mes plus sincères félicitations et te souhaite la meilleure des chances.
Les derniers mots sâaccompagnèrent dâune main tendue. Fernand la serra sans y mettre une grande conviction.
* * *
â Eugénie se trouvera certainement intimidée parmi ces étrangers, argua Ãlisabeth.
â Cela arrive très souvent quâune jeune fille épouse un étranger. Entre des parents, les prêtres affirment que le mariage donne des enfants idiots.
Thomas garda les yeux sur son journal tout en parlant. Le couple terminait son petit déjeuner en tête-à -tête. La future mariée faisait la grasse matinée, et personne ne songeait plus à la forcer à se présenter à table avec les autres membres de la famille. Ãdouard avait trouvé un pneu à plat sur la Buick au moment de la démarrer. « Cela nâarrive pas avec les chevaux », avait déclaré le père, un sourire en coin. Tout de même, la chose avait du bon : le commerçant terminait sa lecture en buvant une seconde tasse de thé alors que le garçon sâesquintait le dos pour mettre la roue de rechange sur le moyeu.
â Cesse de dire des sottises, gronda sa femme. Je parle sérieusement. Elle se retrouvera dans la maison de ses beaux-parents. Le sentiment dâêtre une intruse la tenaillera.
â Fernand fait très bien de ne pas acheter une autre demeure. Comme il est le seul enfant vivant du notaire, tout lui reviendra un jour.
â Dâaprès mes lectures, dans la bonne société, une domestique avec qui elle est familière accompagne souvent la jeune mariée dans sa nouvelle famille.
â Nous ne vivons pas dans un roman anglais ni dans le petit manuel de civilité de la baronne de Staffe.
Ãlisabeth secoua la tête, faisant voler ses lourds cheveux blonds.
â Tout de même. Tu sais comme elle est vulnérable. Nous devons nous efforcer de lui faciliter les choses. Tu pourrais lui offrir de prendre Jeanne avec elle, et même payer les gages de celle-ci pendant un moment. Disons un an.
Thomas replia son journal pour consacrer toute son attention à sa femme.
â Toutes les deux se sont assez bien entendues au cours des dernières années,
Weitere Kostenlose Bücher