Le prix du sang
les estivants, les hommes dâaffaires et la faune des politiciens se réunissaient pour des conversations murmurées.
Ãdouard entra par la porte donnant sur la terrasse Dufferin, puis gagna le débit de boissons lambrissé de bois sombre. La fumée des cigarettes, des pipes et des cigares accentuait lâimpression de pénombre perpétuelle, en plus dâappesantir lâatmosphère. Seules de grandes fougères dans des pots de cuivre témoignaient que la vie demeurait possible dans un pareil environnement.
Alors que le jeune homme cherchait une table placée dans un coin discret, une voix prononça sur sa gauche :
â Picard, tu me cherches?
â Non, pas vraiment, déclara-t-il en sâapprochant pour serrer la main dâArmand Lavergne. Je dois rencontrer un voisin, le fils Dupire.
Le député nationaliste du comté de Montmagny conservait son allure de jeune homme. Ãlancé, mince, le visage barré dâune moustache, on aurait pu croire à un professionnel fraîchement sorti de la faculté sans les fils blancs dans sa lourde tignasse.
â Ah oui, le notaire. Tu peux tâasseoir un moment?
Le jeune homme occupa le siège désigné, de lâautre côté dâune petite table ronde.
â Cela ne te dirait rien de joindre la milice? Cela devient intéressant.
Le député à lâAssemblée législative comptait parmi les quelques milliers de Canadiens occupant leurs loisirs à jouer au soldat avec un uniforme dâopérette sur le dos. Dans son cas, comme dans celui de tous les notables, le jeu se limitait à vider des whiskies au Club de la garnison, un cigare gros comme une matraque de policier vissé dans la bouche.
â Milicien, alors que le pays se trouve en guerre? Jamais, déclara Ãdouard en sâesclaffant.
â Câest le meilleur point de vue pour se tenir au courant des rumeurs. Des militaires de tout le pays envahissent notre petite ville.
â Dâun autre côté, on ne les voit presque pas. Ils débarquent au quai ou à la gare, puis se dirigent tout droit vers le camp de Valcartier.
Depuis deux mois, le village, situé au nord de Québec, voyait sa population décupler. Des tentes sâalignaient sur plusieurs hectares. Avant la venue des grands froids, des centaines dâouvriers tenteraient dâériger des baraques sommaires. Huit semaines de guerre redonnaient du travail à tous les habitants de la région.
â Tu sais donc combien de courageux volontaires campent à lâorée de nos forêts? questionna le jeune homme.
â Je parierais quarante mille.
â Près de la moitié de la population totale de Québec?
â Pour lâinstant. Dans tout au plus deux semaines, les trois quarts dâentre eux sâembarqueront vers lâAngleterre, puis, après un entraînement supplémentaire, ils se dirigeront vers les champs de bataille du nord-est de la France.
Un serveur vint interrompre Lavergne, qui commanda un autre verre. Ãdouard préféra attendre lâarrivée de son vieil ami.
â Cela ne devrait plus durer longtemps, maintenant, commenta ce dernier.
â Tu veux dire, la guerre? demanda le politicien après un éclat de rire. Tu devrais vraiment rejoindre la milice afin dâoublier les sottises publiées dans les journaux. Les deux armées se trouvent face à face et aucune ne semble pouvoir emporter la décision. Les soldats ont commencé à creuser des trous dans le sol, comme des marmottes. Personne ne sait combien de temps ils sây terreront.
â Si cela doit sâéterniser, raison de plus pour me tenir loin des uniformes.
Ãdouard remarqua un jeune homme un peu corpulent à lâentrée du bar et fit un signe de la main afin dâattirer son attention. Fernand Dupire sâapprocha, serra la main de Lavergne alors que son compagnon se levait de son siège.
â Je mâexcuse, nous avons à parler, précisa-t-il au politicien.
â Bien sûr. Si tu veux que je continue ton éducation militaire, passe ici quand tu voudras. Câest mon bureau.
â Tu habites encore ici, avec ta femme?
â Pourquoi se priver?
Au moment de sâasseoir à une table située à lâautre bout de la grande pièce, le jeune homme expliquait :
â Armand me disait que la guerre sera
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