Le prix du sang
nâintéresse personne.
â Vieille fille! Quelle expression idiote!
Ils longèrent la grande église pour rejoindre la côte de la Montagne. Dès la place Royale, les badauds sâentassaient au coude à coude. Se rendre sur les quais prit quelques minutes et de multiples « Excusez-nous, sâil vous plaît ». Rue Saint-Pierre, ils sâarrêtèrent un moment pour contempler un régiment marchant au pas, havresac au dos et fusil sur lâépaule. Il tournait à angle droit pour se diriger vers les quais.
â On dirait une machine, dit lâadolescente.
Les pieds se posant à lâunisson sur le pavé produisaient un bruit lancinant, régulier, mécanique. Les uniformes, tous semblables, effaçaient en quelque sorte les tailles, les gabarits et les traits individuels pour donner une impression dâunité. Des officiers criaient des ordres en anglais. Sur les trottoirs, certains hurlaient des encouragements, les plus enthousiastes clamant : « Tuez tous ces sales Boches! » La plupart se contentaient toutefois de regarder en silence ou communiquaient leurs impressions à lâoreille de leur voisin.
La majorité de ces soldats venaient de la base de Valcartier, et les autres arrivaient de lâintérieur du pays dans des trains spéciaux. Ce jour-là , trente-deux mille Canadiens débutaient un long périple vers les champs de bataille de Belgique et de lâest de la France.
â Pourquoi prennent-ils ces traversiers? interrogea Thalie.
â Pour aller à Lévis.
â Tout de même, je sais cela!
Mathieu lui adressa un sourire avant de continuer.
â Tout le contingent se dirige vers Halifax dans des trains de lâIntercolonial. Ils embarqueront là -bas en direction du Royaume-Uni. Des navires de guerre britanniques les escorteront tout le long du trajet, pour assurer leur protection.
â Ils risquent de se faire attaquer?
â Bien sûr. Si les Allemands coulent un transporteur de troupes, imagine le nombre de soldats éliminés dâun coup.
Le frère et la sÅur profitèrent du retard dâun escadron pour traverser la rue et sâapprocher des quais. Les soldats rompaient les rangs en franchissant la passerelle du traversier leur étant désigné pour embarquer dans une certaine pagaille. Ces hommes paraissaient surexcités, comme des vacanciers au départ dâune destination lointaine, ou mieux, une équipe sportive en route pour un match important. La mort promise à certains dâentre eux ajoutait à cet état dâesprit.
Parce quâils sâavançaient un peu trop près des recrues, un membre de la police militaire se dirigea vers eux, peu amène.
â Fils, prononça-t-il en anglais, si cela tâintéresse autant, monte à bord avec les autres. On te trouvera certainement un uniforme et un fusil pendant le voyage.
Comme Mathieu était trop intimidé pour répondre, Thalie utilisa ses récents apprentissages linguistiques pour rétorquer:
â Mon frère est trop jeune, monsieur.
â Jeune, lui?
Le militaire présentait un visage sceptique. Le garçon sâavérait aussi grand que lui.
â Dix-sept ans.
Certains volontaires mentaient sur leur âge pour sâengager aussi jeunes quâà quinze ans auprès de recruteurs disposés à fermer les yeux. Lâhomme grommela quelques jurons, puis conclut :
â Reviens nous voir lâan prochain. En attendant, reculez tous les deux.
Pour se faire plus convaincant, il appuya le bout de sa matraque contre la poitrine du garçon. Quelques instants plus tard, revenus près de la rue Saint-Pierre, ils entendirent à nouveau quelquâun hurler :
â Tuez tous ces sales Allemands!
Thalie posa les yeux sur son frère avant dâaffirmer :
â Je suppose quâà Berlin, quelquâun crie la même chose.
â Certainement. En conséquence, des gens qui nâont rien les uns contre les autres vont se tirer dessus à la frontière belge.
Ce morceau de philosophie se perdit dans le bruit des bottines frappant les pavés. Un peu après midi, les deux jeunes gens reprirent le chemin de la Haute-Ville. Au moment de retrouver la rue de la Fabrique, lâadolescente demanda :
â Câest vrai que les Canadiens français ne sâenrôlent pas dans
Weitere Kostenlose Bücher