Le prix du sang
voulait savoir si sa camarade de pensionnat se trouvait dans une aussi mauvaise posture que la sienne, comme si les malheurs des autres compenseraient les siens. Cette dernière nâeut pas la générosité de le lui laisser croire.
â Au moment des fiançailles, je me sentais bien incertaine encore. Ce sentiment sâest estompé au fil des semaines, par la suite, jusquâau grand jour. Le lendemain de celui-ci, je savais avoir pris la meilleure décision de ma vie, et jâen suis toujours convaincue après quelques années avec lui, et deux enfants. Toutefois, en ce domaine, nous prenons toutes nos décisions à lâaveuglette. Lâheureux résultat tient à la chance, pas à mon grand discernement en la matière.
Lâallusion à peine voilée à la nuit de noces amena le rose aux joues des deux femmes. Le jour de son mariage, toute lâexpérience dâÃlise se limitait aux petites privautés dâÃdouard. Son appréhension, toute naturelle, valait bien mieux quâun secret insupportable. Elle le devinait, sa camarade portait un lourd bagage sur ses épaules. Aucune débutante de la Haute-Ville ne revenait dâun long voyage en Europe déprimée, pour se terrer ensuite pendant des mois dans le domicile de ses parents.
â Alors, je te souhaite seulement de profiter de la même chance, conclut-elle.
Eugénie posa sur elle un regard soupçonneux, mais répondit après une pause :
â Je me le souhaite aussi.
Son ton trahissait le plus complet pessimisme. La conversation sâallongea encore pendant une petite heure, sans grand plaisir pour lâune ou lâautre. Au moment de sâen aller, la visiteuse prononça, mal à lâaise :
â La réception se déroulera dans la plus stricte intimité, avec la famille immédiate seulement. Tu comprends, à nos âges, Fernand et moiâ¦
â Bien sûr, consentit Ãlise. Cela ne mâempêchera pas de tâoffrir un présent.
Quand Eugénie sâengagea sur le trottoir de la rue Dorion, son amie la regarda sâéloigner, puis exprima le fond de sa pensée :
â Pauvre fille, tu sembles résolue à te vouer au malheur. En y mettant autant dâefforts, tu y arriveras sans doute. Bientôt, les enfants reviendraient, désireux dâexprimer toute leur vitalité après quelques heures trop sages chez leur grand-mère. Autant profiter de ces minutes de détente avec un bon livre.
* * *
Comme prévu, les enfants sâétaient révélés particulièrement turbulents. Un peu après huit heures, les cheveux en bataille, Ãlise se laissa choir sur le canapé du salon. Le tissu de revêtement portait des traces de goûters à moitié répandus et les empreintes de petites chaussures crottées. Son époux vint bientôt la rejoindre. Elle se lova contre lui, appuya sa tête contre son épaule.
â Une rude journée? questionna lâhomme en posant ses lèvres sur les cheveux bruns. Pourtant, nos deux terreurs se trouvaient chez ta mère.
â Eugénie est venue passer un moment avec moi, pour mâannoncer la grande nouvelle.
â Ce fut aussi éprouvant?
Charles Hamelin atteignait tout juste la trentaine. Ses cheveux châtains reculaient sur son front, sa moustache recouvrait toute sa lèvre supérieure. La douceur de ses yeux laissait deviner un médecin peut-être trop attentif à la misère humaine pour son propre confort.
â Elle a commencé par jeter des yeux effarés sur la pauvreté du mobilier, puis a failli perdre conscience en constatant que nous nâavions pas de bonne. Je me demande si elle pourrait préparer du thé elle-même.
â Tu sais que nous pourrionsâ¦
Ãlise leva la main pour poser ses doigts sur la bouche de son mari afin de le faire taire.
â Nous mettons de lâargent de côté pour la nouvelle maison, tu le sais. Je peux encore mâoccuper de ma famille.
La brunette imaginait mal passer ses journées à visiter des voisines pour boire des infusions et médire de ses semblables. Cela pouvait attendre encore dix ans.
â Je nâai pas dit cela pour te forcer la main. Elle ne semble pas encore comprendre que la vie ne ressemble pas à nos rêveries de couventine, ajouta-t-elle.
â Tout de même, elle passera de
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