Le prix du sang
Bourassa dans le comté de Saint-Jacques.
Un dimanche sur deux, le jeune notaire Dupire venait dîner chez les parents de sa femme. Le rituel se trouverait bientôt interrompu, car le ventre proéminent dâEugénie laissait deviner un accouchement très prochain. La jeune femme avait été bien malchanceuse, huit ans plus tôt, pour concevoir un enfant après deux rencontres intimes avec son bel officier anglais. Malgré son effort quasi quotidien, son époux avait mis plusieurs mois à obtenir le même résultat.
â Ce nâest pas la même chose. Bourassa attirait alors les foules, pas lui!
â Mais lâactivité dâhier te donne bien la preuve quâAsselin, par le passé tout comme aujourdâhui, sâavère un orateur recherché.
Eugénie posa une main sur le bas de son dos et grimaça de douleur mêlée de lassitude. Avec une ennuyeuse régularité, la politique, et plus précisément la menace de conscription, occupait la plupart des conversations entre les deux jeunes hommes.
â Même si les gens ont été nombreux à venir lâentendre, à peu près personne ne joindra lâarmée, se rassura Ãdouard à haute voix.
â Si tu as raison, nous irons tout droit vers une catastrophe, prononça Thomas.
â Que voulez-vous dire, monsieur Picard?
Fernand nâen viendrait jamais à appeler cet homme «beau-papa » ou, plus intime encore, « papa ». Ses rapports avec sa belle-mère se révélaient plus facilement familiers.
â Si les Canadiens français ne constituent pas une proportion raisonnable des recrues, expliqua le commerçant, Borden ne pourra éviter la conscription.
â Mais le premier ministre ne demande quâà nous lâimposer⦠prononça son fils dâun ton péremptoire.
Thomas échangea un regard avec son gendre, puis réprima un soupir. Bien que conservateur, le notaire placide se révélait assez souvent en accord avec lui.
â Voyons, cesse dâécouter cet imbécile de Lavergne, commenta lâinvité. Le gouvernement ne gagnerait rien en exacerbant les tensions. Là -dessus, Borden et Laurier sont certainement du même avis. Toutefois, inutile de se livrer à une longue analyse pour conclure que nous ne nous enrôlons pas.
Dans la bouche du gros homme, le mot « nous » demeurait une figure de style. Personne ne songerait jamais à lui mettre un uniforme sur le dos. Ãdouard résuma la situation confortable de son ami en une phrase :
â Bien sûr, cela te va bien de le dire : marié, bientôt père de famille, on ne te demandera pas de payer le prix du sang.
â Il nâen tient quâà toi de mâimiter. à ton âge, des noces paraîtraient dâailleurs toutes naturelles. Ne fréquentes-tu pas une jeune fille de la Basse-Ville depuis plus dâune année? Au bas mot, câest dix fois plus longtemps que la plus longue de tes fréquentations antérieures.
Le notaire reprit sa fourchette abandonnée un court moment pour sâintéresser à nouveau à la pièce de viande devant lui. Les allusions à sa relation avec Clémentine LeBlanc agaçaient le fils de la maison, surtout si Ãlisabeth, comme maintenant, posait des yeux interrogateurs sur lui. Dans ces moments, ses joues rougissaient légèrement. Heureusement, désireuse de se mêler enfin à la conversation, celle-ci choisit un sujet moins compromettant.
â Le « prix » ou lâ« impôt du sang » : je trouve ces expressions horribles. Comme sâils tenaient à ce que toutes les provinces fournissent leur part de cadavres.
â Mais câest exactement ce quâils veulent, fit Thomas. Les Ontariens qui reçoivent un télégramme du gouvernement leur annonçant la mort dâun enfant souhaitent ne pas être les seuls à assumer ce coût.
â Que le mien meure ne ressuscitera pas leur filsâ¦
La voix de la femme trahissait la sourde inquiétude qui la tenaillait depuis 1914.
â Belle-maman, intervint Fernand, si le contingent canadien se trouvait plus nombreux, la durée du séjour de chaque soldat sur la ligne de feu serait plus courte. Puis, en réunissant une armée plus puissante, les Alliés obtiendraient une victoire rapide. Le but
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