Le prix du sang
dâun couloir et servait à de nombreux locataires.
En face dâun petit canapé fleuri, sur une table basse, quelques magazines ouverts témoignaient de lâunique divertissement de Clémentine. Elle suivit le regard de son compagnon et expliqua :
â Je lisais une triste histoire. Celle dâun garçon dâune dizaine dâannées fusillé par les Boches en Belgique. Il avait osé les viser avec un fusil de bois, en jouant.
â Je tâai déjà expliqué que ces histoires-là tiennent de la propagande, simplement pour nous inciter à nous enrôler.
â Tu étais en Belgique? Tu sais ce qui se passe là -bas mieux que les journalistes?
Les jours où son amoureux se présentait en retard à leur rendez-vous, elle se risquait plus volontiers à de petits coups de griffe de ce genre. Ãdouard choisit de ne pas entendre la raillerie. Passant son bras autour de la taille de Clémentine, il expliqua de sa voix mielleuse :
â En Allemagne, je suppose que la même histoire circule. Dans leur version, les bourreaux sont des Britanniques ou des Français. Tu sais bien que lâan dernier, le gouvernement fédéral a adopté une loi pour censurer les journaux. Ceux-ci peuvent répandre les histoires les plus atroces sur les ennemis, mais ils doivent soigneusement éviter de rapporter les événements qui feraient mal paraître les soldats alliés.
Cette loi visait tout particulièrement les articles du Devoir , souvent critiques non seulement à lâégard de la participation canadienne au conflit, mais aussi des opérations militaires proprement dites.
Clémentine saisit la main dérivant de sa taille vers ses fesses, puis elle précisa :
â Nous avions prévu aller jouer aux quilles.
Elle se dégagea de lâétreinte pour se diriger vers une petite penderie afin de prendre son manteau.
â Tu ne crains plus de faire jaser?
Ce sujet torturait la jeune femme. Les visites fréquentes de son amant, malgré ses efforts de discrétion, ne pouvaient passer totalement inaperçues. En allant au cinéma ou à la salle de quilles, elle tentait de donner lâallure de fréquentations normales à une relation devenue beaucoup trop intime dès les premières privautés accordées à lâautomne 1914.
â La véritable question serait plutôt : « Aurais-tu honte de te montrer avec moi? »
Cette question aussi revenait avec une lancinante régularité. Chaque fois, Ãdouard arborait sa bonne humeur de commerçant, mais évitait soigneusement de répondre vraiment. à la place, il déclara en tendant le bras :
â Moi, honteux? Attends un peu que je me pavane avec la plus jolie jeune fille de Québec.
Et bien sûr, il faisait le beau dans les rues de la Basse-Ville, dans Saint-Roch, Saint-Sauveur et Jacques-Cartier. Déjà , dans le quartier du Palais ou dans Saint-Jean-Baptiste, il devenait moins faraud. Jamais, toutefois, il ne sâapprochait de la Grande Allée ou des rues adjacentes avec la jolie commis à la facturation de la Quebec Light, Water and Power.
Clémentine boutonna son manteau et décrocha son chapeau de la patère près de la porte. En posant le pied sur le trottoir de la rue Saint-Anselme, elle consentit à poser la main sur le pli du coude de son compagnon. Le froid vif lui piqua les joues. Heureusement, les locaux du Cercle Frontenac se trouvaient à peu de distance, rue Saint-Joseph. Il sâagissait dâune organisation de loisirs où, contre une contribution mensuelle somme toute modeste, des travailleurs des deux sexes accédaient à des passe-temps « honnêtes ». Un peu comme la Garde Champlain, plusieurs associations nationalistes de ce genre, affublées du patronyme dâun héros de la Nouvelle-France, se trouvaient placées sous la surveillance étroite du clergé paroissial.
Quelques dizaines de jeunes gens se tenaient dans le grand édifice à la façade de brique, répartis entre des pièces vouées aux réunions, une salle de spectacle et la salle de quilles. Quatre allées permettaient, selon que lâon joue un contre un ou deux contre deux, à huit ou seize personnes, de sâexercer en même temps. Au moment où Ãdouard inscrivait son nom sur un tableau noir afin dâétablir sa
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