Le prix du sang
risque de ployer sous la botte prussienne. Lâesprit primesautier, lâamour de la liberté risquent de sâéteindre, étouffés par le militarisme des envahisseurs.
â Tu portes un uniforme britannique et tu parles de la France, hurla quelquâun dans la salle.
â Le Royaume-Uni, fidèle à la parole donnée, combat depuis près dâun an et demi en terre française pour la liberté de notre mère patrie. Des centaines de milliers de jeunes gens venus de Grande-Bretagne affrontent les balles allemandes pour défendre le pays de nos ancêtres. De très nombreux Canadiens anglais se trouvent à leurs côtés. Avez-vous moins de courage que ceux-là , quand vient le moment de vous porter au secours de vos frères de sang?
Lâorateur attendit un long moment. Sa question demeura sans réponse. Puisque la France demeurait la plus menacée, lâargument anti-impérialiste paraissait déplacé. Dans les balcons de lâAuditorium, un autre Picard suivait lâexposé avec une grande fascination. Ãdouard se trouvait assis en compagnie dâArmand Lavergne, attentif à chaque mot prononcé. Bientôt, une autre voix lança depuis le parterre de la salle :
â Câest la France républicaine et anticléricale que Dieu punit de cette façon. Elle reviendra dans le droit chemin et retrouvera sa grandeur.
Un courant de satisfaction parcourut la foule. La France qui, dix ans plus tôt, chassait les religieuses, les religieux et les prêtres de ses écoles, en sortait les crucifix, devenait bien étrangère à ces catholiques soumis à leurs confesseurs.
â Vous préférez la France qui parlera bientôt allemand et apprendra à battre le pavé au rythme de ses nouveaux maîtres? hurla le journaliste en rupture de pupitre.
Lavergne se pencha vers son compagnon et confirma :
â Le bougre a bien appris sa leçon. Il risque de gagner de nouvelles recrues pour lâarmée britannique sans jamais prononcer le nom du roi. Ou celui de notre grande métropole.
â Il ne convaincra personne, répondit Ãdouard dans un souffle.
Le conférencier évoquait maintenant les centaines de jeunes gens nouvellement enrôlés sous le commandement dâofficiers de langue française récemment rentrés du front.
â Pourtant, il me semble rudement efficace.
â Dans cette salle, le nombre de personnes désireuses dâaller se faire tirer dessus pour le Royaume-Uni ou la France se compte sur les doigts dâune seule main. Baptiste ne connaît aucun de ces pays, pas plus quâil ne connaît le Reich allemand ou lâEmpire austro-hongrois. Son champ, sa manufacture ou son atelier représentent la frontière de son univers. En plus, à cause de la demande grandissante, il se retrouve avec un peu plus de sous dans ses poches quâauparavant, et il désire en profiter.
Lâusage du vieux prénom Baptiste, si souvent porté par ses compatriotes au siècle précédent, permettait de désigner la masse des gens peu instruits dont le quotidien se trouvait circonscrit par un horizon étroit. Ces gens-là se souciaient peu des conflits touchant lâEurope.
Olivar Asselin aborda ensuite le devoir de se porter au secours de la mère patrie, présente dans tous les cÅurs. Plus personne ne se risquait à lâinterrompre encore, de peur de mériter une accusation de lâcheté à peine voilée. Le petit homme était doté dâune langue terriblement acérée, qui rappelait la plume trempée dans lâacide du temps du périodique Le Nationaliste . Tout au plus, pour manifester leur opposition muette, quelques personnes quittaient leur siège.
Presque une heure plus tard, lâorateur irascible mit fin à sa péroraison. De rares applaudissements polis soulignèrent son départ de la scène. Lentement, dans un bruissement de conversations murmurées, lâassistance se répandit dans les allées et progressa vers les portes. De part et dâautre du hall de lâAuditorium, deux tables avaient été dressées. Des hommes en uniforme offraient aux spectateurs de signer sur-le-champ leur demande dâenrôlement. Leur présence se trouvait facilitée, car à Québec, lâarmée logeait son service de recrutement dans les locaux commerciaux
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