Le prix du sang
seize ans, la jeune fille affichait toute sa vivacité. Sous un chapeau de feutre aux larges rebords, la lourde tresse de ses cheveux soulignait les mouvements de sa tête.
â Cela peut devenir réellement dangereux. Les mouvements impérialistes réclament que le gouvernement impose la conscription. Avec tous les motifs de dispute existant déjà avec nos concitoyens, cela risque vraiment de mettre le pays à feu et à sang.
Les grands yeux bleus de lâadolescente se posèrent sur lui, inquiets. Cette tension, elle la sentait avec une certaine acuité au Quebec High School. Un mouvement venu de la scène attira son attention. Le grand rideau de velours rouge sâouvrait lentement.
â Tu crois que le chiffre donné par le premier ministre Borden est réaliste? questionna-t-elle en baissant la voix.
Devant lâétirement du conflit et lâépuisement des militaires déjà sur le terrain, le politicien évoquait son désir de faire passer le contingent canadien en Europe à cinq cent mille hommes.
â Sâil y arrive, le coût politique sera énorme. Fais le calcul avec moi. Le pays compte environ huit millions dâhabitants. La moitié est de sexe masculin, et de ce nombre, la moitié encore a atteint lââge adulte. On parle donc de deux millions dâindividus, au mieux de deux millions et demi. Il songe à une armée comprenant entre le quart et le cinquième des hommes. Câest très considérable.
Maintenant grand ouvert, le rideau de scène révélait un décor étonnant. Deux grands panneaux de bois, haut de huit pieds peut-être, reproduisaient une affiche de recrutement déjà familière, car les journaux et de très nombreux édifices publics lâarboraient depuis plusieurs semaines. Elle affirmait en lettres capitales « TOUS LES VRAIS POIL-AUX-PATTES SâENRÃLENT AU 163 e C.F. ». Pour lâauteur de cette prose, les jambes poilues offraient la preuve incontestable de la virilité martiale! Venaient ensuite le nom du commandant en chef, Henri DesRosiers, un militaire rappelé du front pour rallier des volontaires, et celui du commandant en second, Olivar Asselin.
â Tout de même, fit Thalie, câest curieux. Utiliser ce journaliste nationaliste afin de gagner des volontaires de langue française pour une guerre étrangèreâ¦
â Les mauvaises langues affirment que le bonhomme sâest lourdement endetté dans des opérations financières maladroites, et que sa femme lui fait grise mine, car il nâest pas en mesure de lui offrir un niveau de vie décent. Lâarmée serait un moyen de fuir les créanciers et la mauvaise humeur de sa douce moitié.
â Où vas-tu chercher des histoires pareilles?
Au moment où Mathieu donnait son explication à voix basse, un petit homme noir de cheveux, arborant un uniforme qui semblait trop grand pour lui, entra sur la scène. Ses longues bottes de cuir et son ceinturon, porté étrangement haut, presque sur la poitrine, lui conférait tout de même un air martial. Lâadolescente réprima un petit fou rire, puis glissa :
â Je craignais quâil se présente affublé dâun costume aussi ridicule que celui de son affiche.
La représentation des poil-aux-pattes, ces parangons de virilité, se révélait en effet risible : un barbu dans un uniforme bleu et rouge, un très large nÅud papillon confectionné dans un tissu à carreaux au cou, la main droite dans la poche, la gauche tenant une cigarette. Lâensemble pouvait évoquer une multitude de choses, y compris la drôlerie dâun clown du cirque Barnum, mais pas la résolution du combattant. Même le petit effort de poésie patriotique de lâaffiche ne corrigeait pas le premier effet ressenti :
Le tambour bat, le clairon sonne;
Qui reste en arrière?⦠Personne!
Câest un peuple qui se défend.
En avant!
Olivar Asselin sâaccrocha des deux mains au lutrin posé entre les grandes affiches, parcourut des yeux la foule massée devant lui, pour la plupart des hommes en âge de se battre, puis commença :
â LâEmpire germanique occupe une partie de la France et toute la Belgique. Paris se trouve presque à portée des canons allemands. La culture française, tout ce qui fait ce que nous sommes,
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