Le prix du sang
de lâédifice. Mathieu sâapprocha pour prendre une feuille dâinformation, tout en déclinant toutefois la plume quâon lui tendait.
Thalie lâattendit un moment, intriguée, puis demanda encore :
â Tu ne mâas pas vraiment dit comment il se fait quâun journaliste se trouve chargé de former un régiment pour servir en Europe.
â Le gouvernement utilise des personnes susceptibles dâinfluer sur la population. Souvent, on donne le grade de colonel à un entrepreneur ou à un politicien en vogue. Pour la gloire de lâEmpire, ou la sienne propre, notre quidam multiplie les efforts afin de recruter quelques centaines de personnes. Les plus zélés recevront peut-être une médaille, ou même un titre de sir dans le cas des plus proches du pouvoir.
â Olivar Asselin nâaura sans doute pas droit à cet honneur.
â Sâil réussit à mettre fin à lâindifférence des Canadiens français pour ce conflit, on lui élèvera sans doute une statue.
Au moment de mettre le pied sur le trottoir de la rue Saint-Jean, Mathieu entendit derrière lui :
â Cousin, as-tu lâintention de te porter volontaire?
Il se tourna pour prendre la main tendue. Ãdouard serra aussi celle de Thalie tout en ajoutant :
â Cousine, tu deviens tout à fait ravissante.
â Dans ton genre, tu nâes pas si mal⦠Un genre qui ne convient toutefois pas à toutes.
Lâadolescente avait atteint un âge où le tutoiement tonitruant, et surtout les commentaires intempestifs sur sa beauté, lâagaçaient fort. Son interlocuteur resta un moment interdit, cherchant en vain une réponse. à la fin, il jugea préférable de ramener son attention sur le garçon pour continuer :
â Comme vire capot, on ne trouverait pas mieux quâAsselin. Après des années à fustiger les impérialistes, le voilà tout disposé à prêcher leur cause.
â Cet après-midi, je nâai rien entendu sur lâEmpire. Je ne pense pas quâil ait même prononcé ce mot une seule fois.
â Mais cet effort de recrutementâ¦
â Visait à libérer la France de lâoccupant allemand. Le Royaume-Uni se consacre à la même tâche. Cela ne signifie certes pas que la Triple-Entente soit vouée à établir la suprématie de la fière Albion. Au moment de sâembarquer sur lâ Empress , mon père a évoqué son espoir dâattraper un peu du vent de liberté soufflant sur Paris. Asselin mâa semblé sur la même longueur dâonde que lui. Aujourdâhui quinquagénaire, Alfred porterait un uniforme et risquerait sa vie pour ce beau pays dont il a tellement rêvé.
Un instant, lâhéritier Picard ressentit la désagréable impression de se trouver devant un fantôme dâAlfred plutôt moqueur. Après une hésitation, il consentit :
â Peut-être peut-on voir les choses de cette façon⦠Je mâexcuse, je dois rejoindre mon ami.
Armand Lavergne battait la semelle à quelques verges. Ãdouard conclut hâtivement :
â Alors, bonne soirée.
Les mains dans les poches afin de combattre le froid de janvier, lâhomme se contenta dâune inclinaison de la tête en guise de salut. Le frère et la sÅur firent de même. Après avoir fait quelques pas, Mathieu offrit son bras à sa sÅur.
â Alors, ravissante jeune « cousine », nous rentrons?
Lâironie marquait lourdement le qualificatif. Thalie commença par relever le col de son manteau de drap pour se protéger un peu mieux de la brise, puis gronda :
â Tu parles dâun idiot. Mâapostropher ainsi! Nous devrions bien presser le pas, ravissant grand frère, sinon maman sera toute seule pour fermer le commerce.
Toutefois, si peu de temps après les fêtes, lâaffluence devait être bien faible. Leur absence ne porterait sûrement pas à conséquence.
* * *
â Tous les sièges de lâAuditorium étaient occupés, commentait encore Ãdouard le lendemain midi, au moment du dîner dominical.
â Cet homme fait toujours salle comble, répondit Fernand en levant les yeux de son assiette. Tu te souviens, nous lâavons vu au Monument-National de Montréal, en 1908, lors de lâélection dâHenri
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