Le prix du sang
ultime, câest de mettre fin au massacre.
Ce genre de comptabilité convenait bien à ceux qui savaient pouvoir échapper au service militaire. Il échappait cependant au commun des mortels, exposés à se trouver sous le feu de lâennemi. Ãdouard fit part en quelques mots de son propre tourment :
â Un effectif de cinq cent mille militaires, comme lâévoque Borden, signifie que tous les hommes célibataires âgés de vingt à trente ans se retrouveront au combat, et une fraction des hommes mariés également.
Thomas et Ãlisabeth échangèrent un long regard. Eux aussi se livraient à cette horrible opération mathématique, pour arriver au même résultat. Afin de donner à la vie tous ses droits, la maîtresse de maison porta son regard sur Eugénie pour demander :
â Tu ne vois plus le docteur Caron, je crois.
â Il partage son cabinet avec son gendre. La dernière fois que je mây suis présentée, le docteur Hamelin mâa reçue, afin de soulager un peu son beau-père. Il semble bien que désormais, jâaurai affaire à lui.
En réalité, Caron confiait ses patients les plus jeunes à son parent. Tout en allégeant sa propre tâche, il enrichissait la pratique de ce dernier pour les décennies à venir.
â Jâentends beaucoup de bonnes choses sur lui, prononça Ãlisabeth dâun ton encourageant.
â Moi aussi, consentit la parturiente.
Après une pause, elle ajouta :
â Il paraît très compétent. Je présume que lâaccouchement se déroulera très bien.
Au fond, un seul motif la dérangeait un peu : outre les mots échangés sur le parvis de la basilique, à la fin de la messe, elle nâavait eu depuis 1914 aucune véritable conversation avec Ãlise. Voir le sourire en coin de son époux, au moment où il lui examinait lâentrejambe, la mettait mal à lâaise.
* * *
Malgré les froncements de sourcils, Ãdouard arrivait sans trop de mal à se libérer tôt des dîners familiaux. Un peu après trois heures, il frappa à la porte dâun petit appartement situé rue Saint-Anselme, au coin de la rue de la Reine. Très vite, la porte sâouvrit pour révéler une Clémentine LeBlanc plus exquise que jamais, malgré lâimpatience sur son visage.
â Enfin! Je commençais à désespérer de te voir, prononça-t-elle en levant le visage pour recevoir une bise.
â Tu sais comment sont ces rencontres, se défendit-il.
â Justement, je ne sais pas.
Un lourd reproche marquait la voix de la jeune femme. Excepté la courte conversation avec Ãlisabeth Picard tenue une éternité plus tôt, lors dâun pique-nique de lâentreprise qui sâétait tenu avant même la déclaration de la guerre, jamais son amant nâavait permis le moindre contact avec sa famille. Le plus difficile avait été les dernières fêtes de fin dâannée, seule à Saint-Michel-de-Bellechasse. Une multitude de cousins et de cousines sâétaient inquiétés de la voir toujours sans cavalier. à son âge, la plupart de ses amies parlaient mariage, ou alors se trouvaient déjà enceintes.
Le souci de son amant de mener deux vies parallèles, celle du résident de la Haute-Ville, héritier probable dâune jolie fortune, et celle dâun homme moderne profitant dâune liaison à peine clandestine à la Basse-Ville, la mettait souvent hors dâelle. Pourtant, sauf pour des remarques comme celle-là , elle nâexprimait guère sa frustration, de peur de perdre la portion congrue de son existence quâil partageait avec elle.
Ãdouard pénétra dans le petit salon confortablement meublé. Lassé dâutiliser lâautomobile paternelle comme une chambre pour abriter ses amours illicites, dâautant plus que le froid de la mauvaise saison rendait celle-ci terriblement inconfortable, il avait loué une « suite de pièces » dans un immeuble neuf situé tout près de lâÃcole technique. Lâappartement comptait une cuisine lilliputienne, un séjour à peine plus grand et une chambre. Luxe ultime, il y avait aussi une salle dâeau à usage exclusif. Dans la plupart des maisons de ce genre, cet équipement se trouvait à une extrémité
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