Le prix du sang
continuer.
â Pas très loin à lâest du lieu du naufrage, dans une petite anse bien abritée. Câest pour cela quâil a fallu si longtempsâ¦
â Dans des joncs?
â Ouiâ¦
Tout en portant le bout des doigts de sa main gauche sur son cÅur, lâadolescente ferma les yeux un instant. Son mouvement fit rouler des larmes sur ses joues. Par-dessus la tête de sa mère, le garçon laissa ses yeux se poser sur le petit visage de sa sÅur, puis il sâéloigna de ses parentes pour rejoindre les vendeuses demeurées au pied de lâescalier. Elles pleureraient bientôt toutes les deux; mieux valait faire lâéconomie dâune scène de ce genre. En quelques mots, il leur demanda de quitter le magasin tout de suite, verrouilla la porte derrière elles et plaça une affiche indiquant « fermé » dans la fenêtre avant de revenir vers les siens.
Lâinconnu sortit une enveloppe de sa poche, récupéra quelques papiers à demi réduits en charpie par un long séjour dans lâeau et tendit lâun dâeux à Marie.
â Nous avons trouvé cela dans la poche de son veston. Câest vous, je pense.
Les doigts un peu tremblants tenaient une photographie presque effacée. La veuve saisit le bout de papier, le porta à ses lèvres en guise de réponse.
â Ãvidemment, pour avoir une certitude, le mieux serait de venir lâidentifier. Toutefois, je dois vous prévenir, après tout ce tempsâ¦
Le naufrage était survenu près dâun mois plus tôt. Les vêtements, et non la dépouille elle-même, serviraient à lâidentification.
â Où se trouve-t-il? questionna Marie.
â Ã la morgue, dans la Basse-Ville.
â Je vais y aller, prononça Mathieu dâune voix quâil souhaitait ferme.
Marie porta son regard sur son fils et ouvrit la bouche pour protester. Celui-ci continua très vite :
â Mieux vaut que jây aille. Reste avec Thalie. Il ne servirait à rien dâimposer cela à nous tous.
Si sa mère et lui-même sâinfligeaient ce pitoyable spectacle, la gamine insisterait pour être de la partie. Elle souffrirait de lâexpérience. Quelque chose dans son ton et son maintien en témoignait : à compter de ce moment, Mathieu entendait jouer le rôle confié par Alfred quelques minutes avant de sâembarquer. Il échangea un regard avec sa sÅur avant de se diriger vers la porte.
Marie posa la main sur lâavant-bras de lâemployé du Canadien Pacifique pour demander doucement:
â Quand pourrons-nous récupérer son corps?
â ⦠Aussitôt que lâidentification sera effectuée.
â à ton retour, poursuivit-elle à lâintention de son fils, nous irons à la cathédrale, puis chez Lépine. Il a hâte de se reposer.
Malgré tous les jours écoulés, elle nâarrivait pas encore à parler dâAlfred au passé. Le garçon acquiesça dâun signe de tête et se dirigea vers la porte, suivi du visiteur. Après avoir verrouillé dans leur dos, elle revint vers Thalie, dont le corps se trouvait maintenant secoué de sanglots silencieux, pour la serrer contre elle. De longues minutes plus tard, elles arrivèrent à monter jusquâà lâappartement. Au premier regard, Gertrude comprit.
* * *
Chacun des membres de la famille affichait une grande morosité. Pourtant, autour de la table, lors du petit déjeuner, tous avaient convenu de se présenter tout de même au travail. Les clientes elles-mêmes sâadaptaient au climat, sâexprimaient à voix basse, réprimaient les excès de gaieté ou de bonne humeur. Lâatmosphère rappelait une veillée funèbre.
Un peu après dix heures, au tintement de la clochette, Marie leva la tête dâune série de factures à payer pour voir entrer un homme vêtu dâun habit ecclésiastique. Il parcourut la grande pièce dâun regard circulaire, rougit à la vue des atours féminins et fixa le plancher des yeux en sâapprochant du comptoir.
â Je voudrais tâoffrir mes condoléancesâ¦
La voix, bien que basse, gardait quelque chose des sermons prononcés en chaire pour fustiger le péché. La condamnation du mal lui venait plus naturellement que la tendresse ou la
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