Le prix du sang
imagines combien jâai envie de retrouver les petits douze pouces de matelas auxquels jâai droit pour la nuit.
Quelquefois, la vieille domestique de ses parents lâavait trouvé endormi sur le canapé, au moment où elle venait allumer la cuisinière au charbon, peu après le lever du soleil.
â Moi, je dois monter. Demain matinâ¦
â Oui, bien sûr. Tu as besoin de ces heures de repos.
Quand elle se leva pour marcher vers la porte, Fernand la suivit des yeux, dorénavant habitués à lâobscurité. Sous lâuniforme noir, les fesses de la domestique lui parurent fort séduisantes. Si Eugénie nâavait pas réussi à le chasser du lit conjugal, depuis le début de sa grossesse, elle se refusait à tout rapprochement physique. Quand il avait feint dâinsister, elle sâétait réfugiée derrière un interdit médical. Jamais lâhomme nâavait osé demander au docteur Caron, et plus tard au docteur Hamelin, si le devoir conjugal mettait vraiment la vie de lâenfant à naître en danger. La privation décuplait son appétit, en quelque sorte.
â Bonne nuit tout de mêmeâ¦
La domestique nâosait pas utiliser son prénom, et au terme de conversations semblables, le « Monsieur » paraissait trop formel. Son employeur nâéprouvait pas pareil scrupule.
â Bonne nuit, Jeanne. Vous êtes très gentille de me tenir ainsi compagnie.
à nouveau seul, le gros notaire eut une pensée pour Ãdouard Picard. Plus de huit ans plus tôt, dans une boutade, celui-ci avait évoqué le charme de la petite bonne, la présentant comme un meilleur parti que sa propre sÅur. Constater trop tard le bien-fondé de lâassertion lui laissait un goût de cendres dans la bouche.
* * *
â Picard, cela me rappelle les assemblées de 1911, cria Armand Lavergne pour couvrir les cris « à bas la conscription! » provenant des poitrines des centaines de jeunes hommes réunis devant eux.
Le samedi 22 janvier 1916, une foule se massait sur la place du marché Montcalm. De très nombreux agriculteurs retardaient leur retour à la maison afin dâentendre les orateurs nationalistes. Ils représentaient le segment de la population le plus réfractaire à lâenrôlement. Les autres spectateurs venaient des ateliers et des manufactures de la ville. Un petit groupe de collégiens se tenait aux premiers rangs, facilement reconnaissable avec leur « suisse ».
â Si nous avions fait perdre moins de votes à Wilfrid Laurier, nous ne serions pas dans cette merde aujourdâhui. Les gens qui rêvaient alors dâobtenir la balance du pouvoir se fourraient le doigt dans lâÅil jusquâau coude.
La répartie dâÃdouard, formulée à lâun de ces mauvais stratèges, laissa Lavergne un moment muet. Cela ne durerait pas. Wilfrid Lacroix, un jeune militant du Parti libéral, se retourna vers lui en annonçant :
â Voici maintenant notre orateur principal, le député indépendant de Montmagny, Armand Lavergne.
Celui-ci sâavança sur lâestrade branlante, une construction grossière de planches et retira un moment son couvre-chef de fourrure, le temps de déclarer :
â Comme je vois quelques-unes de nos compagnes parmi nous, je me découvre un moment pour les saluer.
Cette entrée en matière signifiait surtout que lâhomme trouvait leur présence incongrue. Les ricanements inspirés par ses propos se turent bien vite. Son chapeau de nouveau bien enfoncé sur le crâne, il commença :
â Il y a quelques jours à peine, le premier ministre du Royaume-Uni, Herbert Henry Asquit, a déposé à la Chambre des communes anglaise le Military Act . Quand elle sera adoptée, dans quelques semaines, cette loi permettra dâappeler pour le service militaire dans les tranchées tous les hommes célibataires âgés de dix-huit à quarante et un ans.
La mesure rompait avec la tradition britannique du volontariat. Un « Oh! » de stupeur émergea de plusieurs poitrines.
â Combien de temps faudra-t-il encore avant que les impérialistes qui nous gouvernent adoptent une mesure semblable? Vous tous, devant moi, êtes susceptibles dâêtre conscrits pour aller mourir dans cet enfer en France ou en
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