Le prix du sang
Belgique. Dans combien de temps? Un mois? Deux mois?
Pendant quelques minutes encore, le politicien évoqua les diverses clauses du projet de loi britannique. Les auditeurs en venaient à oublier quâil concernait un pays lointain. Chacun imaginait le jour où ce serait son tour.
â Et en attendant cet instant fatidique, quel triste spectacle se déroule sous vos yeux! Depuis des semaines, tous les politiciens fédéraux se promènent à travers la province afin de vous inviter à contribuer aux emprunts de la Victoire. Tout cet argent va au Royaume-Uni alors quâil serait tellement utile à nos frères de lâOntario. Des enfants, là -bas, sont privés dâun enseignement dans la langue de leurs ancêtres, les premiers occupants de ce pays. Pendant ce temps, nous devons financer lâeffort de guerre de lâEmpire. Ne donnez pas un sous, gardez votre argent pour soutenir les Canadiens français maltraités dans tout le pays.
Le Règlement 17, adopté dans la province voisine quelques années plus tôt, continuait dâagiter les passions. Des femmes armées de longues aiguilles à chapeau défendaient les écoles catholiques contre les officiels dépêchés pour y faire cesser lâenseignement en français. De jeunes institutrices de dix-huit ans acceptaient de travailler sans recevoir aucun salaire. Ces événements héroïques, sans cesse repris dans les journaux du Québec, justifiaient toutes les résistances à la participation au conflit.
â Pourquoi devrions-nous payer pour la défense de lâAngleterre? Pourquoi aller mourir pour ce pays étranger? Les soldats de cette contrée sont-ils venus nous aider dans le passé? Les affirmations en ce sens tiennent de la chimère. Les Ãtats-Unis sont les seuls maîtres de ce continent. Le Royaume-Uni ne compte plus pour rien. Nous ne lui devons rien. Aujourdâhui, les impérialistes, les mêmes qui ferment nos écoles, veulent enrôler nos enfants. Si un jour le Canada est menacé par un ennemi, je serai le premier à revêtir lâuniforme et à réclamer la conscription. Mais je ne tolérerai jamais cette mesure pour une guerre européenne dans laquelle nous nâavons rien à voir.
Les applaudissements reprirent, passionnés, suivis des cris « à bas la conscription! » Tous ces arguments, chacun les connaissait. Le député avait prononcé les mêmes à lâAssemblée législative, environ une semaine plus tôt. En réalité, cette foule attendait la phrase fatidique, le défi lancé aux autorités. Une affirmation susceptible, dans la plupart des pays participant à la Grande Guerre, de mériter une accusation de haute trahison à son auteur. La prononcer en Chambre ne portait pas à conséquence, à cause de lâimmunité parlementaire. En allait-il de même sur une place de marché?
Lavergne ne décevrait pas cette attente :
â Que vive le Canada et que périsse lâAngleterre!
Les cris devinrent frénétiques. De son siège dans les gradins, Ãdouard distingua dans la pénombre de la fin de lâaprès-midi les silhouettes dâofficiers de police prenant position sur le trottoir de la rue Saint-Jean, le long des murs de lâAuditorium de Québec et du YMCA. Comme si le scénario avait été répété à lâavance, une éventualité bien probable, quelquâun dans la foule cria :
â Tu préférerais que les Allemands sâemparent du Canada?
â Crois-tu que ce serait pire que de vivre sous la botte des Anglais? Comme disait ma grand-mère, se faire mordre par un chien ou par une chienne, câest pareil!
Les cris atteignirent leur apogée. Au même moment, les policiers sortirent de la pénombre pour se trouver dans le halo des réverbères. Un officier hurla dans son porte-voix :
â Dispersez-vous! Rentrez à la maison tout le monde! De toute façon, vos femmes ou vos mères vous attendent pour souper.
Armand Lavergne tourna les yeux vers le mur dâenceinte de la ville, à quelques dizaines de pieds sur sa droite. La silhouette dâun uniforme se dressait comme une ombre noire sur le rideau du ciel obscur. Il remarqua un mouvement dans la foule; des hommes sâen détachaient pour sâéloigner dans les rues
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