Le prix du sang
ecclésiastique aimable prenait à ses yeux lâallure dâun méchant inquisiteur. Pour mettre fin aux railleries de son contremaître, le jeune homme décida de rentrer plus tôt à lâappartement de la rue Saint-Anselme pour un petit souper en tête-à -tête.
Au moment de regagner la sortie du Cercle Frontenac, un attroupement retint son attention. Des gens se pressaient près de la porte dâune petite salle de réunion. Une voix haletante leur parvint de lâintérieur.
â Je vous lâaffirme, un nuage jaune verdâtre roulait sur le sol, pas plus haut que les genoux.
â Dans ce cas, cela ne pouvait vous atteindre.
Clémentine joua des coudes afin de voir qui parlait ainsi. La jolie blonde arriva sans sâattirer trop de gros mots près de lâembrasure de la porte. Son compagnon, plus grand, profitait dâune vue imparfaite sur un petit homme sanglé dans un uniforme kaki élimé. Tout le côté gauche de son visage offrait de vilaines boursouflures violettes. Lâoreille paraissait totalement obstruée par une excroissance de chair.
â Même si cela restait à cette hauteur, lâeffet des vapeurs se faisait sentir dans les yeux, le nez, la bouche. à la première respiration, les hommes sâécrasaient. La minute dâaprès, ils crachaient leurs poumons.
â ⦠Câest impossible, articula Clémentine.
Lâhomme posa les yeux sur elle. Son rictus tordit un peu le côté gauche de son visage.
â Je tâassure, ma belle, quâils vomissaient leurs poumons. Dans une grande toux rauque. On voyait dâabord du sang, puis des lambeaux de chair. Les plus chanceux crevaient bien vite.
â Les journaux en ont parlé, fit valoir quelquâun. Le gaz moutardeâ¦
â Exactement, grommela le vétéran. à cause de la couleur, mais aussi de lâodeur, ils appelaient cela le gaz moutarde. Dâautres parlent dâypérite, pour rappeler la ville dâYpres. Câest arrivé là -bas.
â Où ça?
â Ã Ypres, une jolie petite ville de lâouest de la Belgique. Maintenant, il nâen reste rien.
Ãdouard tendit le bras entre les spectateurs fascinés jusquâà toucher lâépaule de Clémentine. Celle-ci se tourna à demi, vit dans les yeux de son compagnon lâinvitation à partir, esquissa un petit geste dâagacement du bout des doigts, puis reporta son attention vers le blessé pour demander :
â Votre visage?â¦
Lâautre la contempla un moment, bien certain que plus jamais une aussi jolie bouche ne se poserait sur la sienne, puis murmura :
â Le gaz, du chlore, brûle la peau humide. Cela fait dâénormes cloques. Après la cicatrisation⦠Tu vois le résultat.
De défi, il tourna la tête pour mieux lui montrer la chair malsaine. Toutefois, mieux valait revenir aux aspects militaires de ces événements.
â Comme le gaz flotte à la surface du sol, il se glisse dans les tranchées, dans les trous dâobus. Les gars sây précipitaient pour éviter les balles allemandes et crevaient, la gueule en sang.
â Vous avez gagné la bataille quand même?
â Les Français se sont sauvés comme des lapins. Nous, je veux dire les Canadiens, on sâest accroché et on a tenu jusquâà la bataille de Saint-Julien.
Cette résistance, se rappelait Ãdouard, avait valu au premier ministre Borden une avalanche de télégrammes de félicitations pour la bravoure de son contingent. Comme si le politicien y était pour quelque chose!
â Comment avez-vous réussi à vous en tirer?
Le vétéran marqua une hésitation et échangea un nouveau regard avec Clémentine.
â Comment avez-vous fait? insista un autre.
â ⦠Jâai pissé dans mon mouchoir et je lâai collé sur ma bouche.
Une nouvelle quinte de toux souligna cet aveu. Depuis cette bataille, les armées alliées fournissaient des uniformes mieux ajustés et des masques grossiers, affectant la forme dâune cagoule, aux hommes postés sur la ligne de front. Lâurine gardait toutefois une certaine popularité, comme protection supplémentaire.
â Pourquoi êtes-vous allé là -bas?
La question, chargée dâironie, trahissait lâopinion de lâinterlocuteur :
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