Le prix du secret
parfois, de la musique et des rires nous parvenaient au milieu de l’eau. Quelques petites embarcations passaient, et les nôtres se fondaient dans cet univers. Nous avancions, Jenkinson et moi devant, Longman nous suivant, sans que rien de remarquable entrave notre progression.
Je me demandais si les portes de l’entrepôt paraîtraient encore bleues dans le noir, mais en approchant, je vis qu’un des flambeaux était placé juste à côté de notre destination. La flamme, couchée par la brise, en révélait les couleurs.
— Le voilà ! annonçai-je.
Jenkinson lança un regard furtif par-dessus son épaule.
— Une barque vient vers nous. Quand elle aura passé, les rameurs nous feront face. Cachons-nous dans l’ombre de la berge opposée et attendons qu’elle soit hors de vue.
Mon estomac se retourna d’impatience et de peur. Quel supplice de se trouver si près et de devoir attendre ! Sur l’autre barque s’entassaient des gens revenant d’une fête, et qui chantaient. Ils s’interrompirent pour nous souhaiter bruyamment la bonne nuit, et nous leur répondîmes avec cordialité. Puis Jenkinson nous dirigea vers un coin d’ombre, en face de l’entrepôt. Longman suivait toujours. Nous trouvâmes un ponton et enroulâmes les deux bosses d’amarrage autour d’une bitte, en attendant que le groupe joyeux s’éloigne suffisamment.
Cela sembla interminable et, bien entendu, sitôt qu’ils eurent disparu, deux autres barques arrivèrent en sens inverse. Alors qu’elles traversaient le halo de lumière sous le flambeau, je lus le nom de l’une d’elles, Anna, peint sur le flanc. Nous dûmes patienter encore un siècle avant qu’elles aussi disparaissent.
Après cela, voyant que Jenkinson ne bougeait pas, je chuchotai :
— Qu’attendons-nous ?
— Le guet. Je distingue sa lanterne qui approche le long de l’allée. Dès le crépuscule, les autorités font surveiller les entrepôts. Il a sûrement des chiens.
Quelques siècles s’écoulèrent encore avant que l’homme à la lanterne et les deux mastiffs en laisse nous dépassent.
— Il va continuer jusqu’au bout de l’allée, puis il reviendra par la rue de l’autre côté de l’entrepôt, souffla Jenkinson. Laissons-le avancer un peu.
L’attente se prolongea. La lanterne disparut.
— Allons-y ! dit Jenkinson, détachant notre amarre.
Nous coupâmes à travers le courant, Longman derrière nous dans le second bateau, et heurtâmes doucement le ponton de bois dépendant de notre entrepôt. Jenkinson nous fit glisser vers l’ombre qui s’étendait entre notre plate-forme et la jetée de pierre de l’entrepôt voisin, quelques pas plus loin.
Laissant les deux barques à l’abri et presque hors de vue, nous montâmes sur le ponton.
— La clef ! murmura Jenkinson.
Je sortis mon trousseau. J’y voyais à peine, mais la clef de l’entrepôt était en ferronnerie et beaucoup plus grosse que les autres. Je la trouvai à tâtons. J’avançai vers la porte, me retrouvant en pleine lumière ; je m’assurai que la clef était la bonne, puis l’enfonçai dans la serrure.
La lueur du métal neuf autour du trou aurait dû m’avertir. La clef ne tournait pas.
On avait changé la serrure.
Je poussai un soupir. Longtemps et avec soin, j’avais conservé le secret de ma profession singulière, mais maintenant je ne le pouvais plus. Tandis que Jenkinson observait qu’il ne restait qu’à briser la serrure ou à soulever la porte de ses gonds et que cela ferait trop de bruit, je me munis des crochets apportés d’Angleterre, qui m’accompagnaient, lors de cette expédition, dans la poche de mon pourpoint.
— Un instant, dis-je.
Je glissai les fils métalliques dans la serrure. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu l’occasion d’utiliser ce talent particulier, mais il me revint aussitôt. Les yeux fermés, je tentai de voir du bout des doigts, comme me l’avait appris le serrurier à l’allure négligée, joueur invétéré, que Cecil avait payé à cet effet 7 . Je tournai le crochet, pressai, retournai, pressai encore et sentis le mécanisme céder. J’enfonçai un second crochet. Après un déclic fort gratifiant, la porte s’ouvrit.
— Et voilà !
Jenkinson s’exclama :
— Je n’en crois pas mes yeux ! Dame Blanchard, qui êtes-vous ? Où avez-vous appris ?…
— Ce n’est pas le moment de vous conter l’histoire de ma vie. Sachez que j’étais à court d’argent.
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