Le quatrième cavalier
loup, ni aigle à sa proue. Je connaissais ce navire. C’étaitl’ Eftwyrd, le mieux nommé de tous les bateaux d’Alfred, pieusement baptisés Heahengel, Apostol ou Cristenlic. Eftwyrd signifiait Jugement dernier,
ce qui, malgré l’inspiration chrétienne, décrivait bien ce que le navire avait
fait subir aux Danes.
L’homme de proue me fit un signe, et pour la première fois
depuis mon humiliation devant l’autel d’Alfred, mon cœur se souleva. C’était
Leofric.
— Quelle est la profondeur de la vase ? cria-t-il,
les mains en porte-voix, lorsque la coque vint s’enfoncer dans le rivage.
— Rien du tout ! répondis-je. Une main, pas
davantage !
— On peut marcher dessus ?
— Bien sûr !
Il sauta et, comme je l’avais prévu, s’enfonça jusqu’aux
cuisses dans l’épaisse vase noire et gluante. J’éclatai de rire, courbé sur ma
selle, tandis que l’équipage se joignait à moi et que Leofric se répandait en
jurons. Il nous fallut un moment pour l’extirper de la boue puante, puis l’équipage,
principalement composé de mes anciens rameurs et guerriers, débarqua ale, pain
et lard, et nous déjeunâmes devant la marée montante.
— Tu es un bout de cul, grommela Leofric en considérant
la vase collée dans les mailles de sa cotte.
— Je suis un bout de cul qui s’ennuie.
— Tu t’ennuies ? Nous aussi.
La flotte ne naviguait pas. Elle avait été confiée à un
certain Burgweard, soldat valeureux mais terne qui était frère de l’évêque de
Scireburnan et avait ordre de ne pas troubler la paix.
— Tant que les Danes n’approchent pas nos côtes, nous
ne sortons pas, dit Leofric.
— Alors, que viens-tu faire ici ?
— Il nous a envoyés récupérer cette saleté, répondit-il
en désignant l’ Heahengel. Il veut avoir à nouveau ses douze navires.
— Je croyais qu’ils en construisaient d’autres ?
— Si fait, mais tout a été arrêté parce que des voleurs
ont pris le bois pendant que nous nous battions à Cynuit, puis quelqu’un s’est
rappelél’ Heahengel et nous voici. Burgweard ne peut pas se
contenter de diriger onze navires.
— S’il ne sort pas, pourquoi en veut-il un autre ?
— Au cas où il devrait prendre la mer, il en veut douze.
Pas onze, douze.
— Douze ? Pourquoi ?
— Parce qu’il est dit dans l’Évangile que le Christ a
envoyé ses disciples deux par deux ; alors, c’est ainsi que nous devons sortir,
deux navires ensemble, bien saintement, et si nous n’en avons que onze, nous n’en
aurons que dix, si tu me suis bien.
Je le fixai, me demandant s’il plaisantait.
— Burgweard tient à ce que vous naviguiez deux par deux ?
— Oui, parce qu’il est dit ainsi dans le livre du père
Willibald.
— L’Évangile ?
— Et si tu fais ce que dit l’Évangile, continua-t-il, toujours
aussi sérieux, rien ne peut t’arriver, n’est-ce pas ?
— Bien entendu. Donc tu es venu réparer l’ Heahengel ?
— Nouveaux mât, voile et cordages, rebouchage et
calfatage, puis nous le remorquerons à Hamtun. Cela risque de prendre un mois.
— Au moins.
— Et je n’ai jamais été très doué pour réparer. Pour
combattre, oui, et je tiens l’ale comme tout un chacun, mais je n’ai jamais été
habile avec un maillet et un coin ou une herminette. Eux, si, dit-il en désignant
un groupe d’hommes qui m’étaient inconnus.
— Qui sont-ils ?
— Des charpentiers.
— Ce sont eux qui feront le travail ?
— Ce n’est pas moi qui vais le faire ! Je suis le
commandant del’ Eftwyrd !
— Tu envisages donc de boire mon ale et de
manger mon pain pendant un mois, tandis que ces hommes travaillent ?
— Tu as une meilleure idée ?
Je contemplail’ Eftwyrd. C’était un beau
navire, plus long que les bateaux danes, avec de hauts flancs qui en faisaient
une bonne base de combat.
— Que t’a ordonné de faire Burgweard ? demandai-je.
— Prier, maugréa Leofric. Et aider les charpentiers.
— J’ai ouï dire qu’il y avait un nouveau chef dane dans
la mer de Sæfern et je voudrais savoir si c’est vrai. Un certain Svein. Et il
paraît que d’autres navires d’Irlande le rejoignent.
— Il est en pays de Galles, ce Svein ?
— À ce que l’on dit.
— Alors il viendra dans le Wessex.
— Si c’est vrai.
— Tu penses donc…
Il se tut, comprenant ce que j’avais en tête.
— Je pense qu’il n’est pas bon pour un navire ou pour
son équipage
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