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Le règne des lions

Le règne des lions

Titel: Le règne des lions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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courbette, puis une autre, tandis que nous mettions pied à terre près de l’écurie où huit chevaux étaient déjà près d’une carriole chargée de barriques.
    Laissant au jouvenceau le soin des nôtres, nous traversâmes la cour pavée dans le fracas de l’onde vive sur les pales de bois. Henri et Aliénor devant, nous grimpâmes les quatre marches du logis. La porte ouverte nous révéla une vaste salle rectangulaire. Elle était percée en son extrémité gauche d’une cheminée monumentale dans laquelle un chaudron au cul noirci par les flammes promettait ragoût. L’espace, bordé d’étagères encombrées, accueillait des tables dressées de nappes à carreaux et de vaisselle d’étain.
    Des voyageurs y mangeaient dans un bruit de mandibules, de couverts, parfois de bavardage, sous l’œil généreux d’une dame arrondie par de nombreux enfantements et du maître des lieux, à la taille prospère et aux joues enflammées. Il se précipita à notre rencontre en essuyant ses mains grasses sur son tablier.
    — Mes beaux seigneurs, soyez les bienvenus dans ma modeste demeure… J’ai pour vous plaire ce jourd’hui quelques…
    Il suspendit son discours en reconnaissant au bras d’Aliénor les lions d’Aquitaine brodés d’orfroi. Il allait, comme le petit palefrenier, s’embarrasser de courbettes. Henri le lui interdit d’un regard terrible. L’homme se reprit aussitôt, racla sa gorge.
    — Bien, bien, bien. J’ai une table là-bas qui fera, je crois, votre affaire.
    Il désigna le dessous d’un escalier, à l’écart des regards. Aussi discrètement que nous étions entrés, nous l’y suivîmes. Quelques minutes plus tard, nous appréciions, avec sa discrétion, le menu, fort simple pourtant, qu’il nous apporta. Soupe de lard, mijotée de chou et de cane. Nous allions attaquer la crème renversée, devisant à voix basse comme de vieux amis, bien éloignés soudain des registres du pouvoir et de la rancune, lorsque la porte s’ouvrit. Je n’aurais pas prêté attention aux nouveaux arrivants si la voix de l’un d’entre eux, s’adressant à l’aubergiste, ne m’avait alertée. Instinctivement, je tournai la tête au moment où, rejetant sa capuche en arrière, l’homme se découvrait. S’il avait vieilli assez pour porter crinière blanche, la cicatrice qui défigurait son visage du coin de la bouche à l’arcade sourcilière était restée la même. Ma cuillère demeura en suspens devant ma bouche ouverte, ramenant dans ma direction le regard de Jaufré. Il m’en détourna en me pinçant le dessus du poignet. Pas assez vite pourtant. A la surprise que cet individu avait marquée, je ne pouvais douter qu’il avait reconnu mes traits comme j’avais reconnu les siens.
    Anselme de Corcheville.
    L’homme de main de feu Etienne de Blois qui avait tenté, à plusieurs reprises, de me rayer de son chemin.

7
     
     
    J e passai une nuit tourmentée, peuplée de figures étranges qui me harcelaient de leurs grimaces. Nous étions rentrés au castel de l’Ombrière avant même que ce coupe-jarret ne ressorte de l’auberge. Il nous tournait le dos, parlait à voix basse face à la cheminée et je m’étais appliquée à ne pas dévisager ses compagnons, même si l’envie m’en chatouillait. Mieux valait ne point attirer l’attention sur Henri et Aliénor. Si j’ignorais la raison de sa présence en Aquitaine, elle n’augurait rien de bon. Jaufré fut de mon avis. L’un et l’autre, nous en gardâmes l’inquiétude et le secret, refusant de gâcher les agréables moments de la journée qui s’annonçait.
    Elle se fondit dans les préparatifs de l’avent.
    À cette occasion, Bordeaux tout entier était en effervescence. Depuis quelques jours déjà, un marché couvert bordait la première couronne du château de l’Ombrière décoré de bannières. On y vendait oublis et pommes d’amour, beignets et marrons chauds, mais aussi poulets et canes qui jacassaient bruyamment, cailles dans leur cage grillagée, jars hurlant sur le passage des enfants craintifs, légumes à profusion, fruits confits, lampes à huile, chapels, tissus, tapis, épices venues d’Orient, bassines et brocs, brosses et balais, pignes de pins recouvertes de fils dorés ou de peinture et même du bon temps ! Car nombre de gens s’ébaubissaient devant des joglars qui, de cabriole en ritournelle, laissaient leurs animaux savants tendre sébile. Dans cette cohue, bourgeois, bateleurs, négociants,

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