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Le règne des lions

Le règne des lions

Titel: Le règne des lions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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n’en veux plus, entendez-vous ? Je n’en veux plus.
    — Oui… Oui…
    Il l’embrassa encore, à pleine bouche. Goulûment. Puis, de nouveau, s’écarta d’elle pour mieux la soulever dans ses bras. Elle enroula ses poignets autour de son cou, nuque renversée dans un rire léger. Il la porta jusqu’au lit. Avec de douces précautions, il l’étendit sur la courtepointe puis remonta lentement sur ses cuisses le bliaud de soie.
     
    Refusant qu’Aliénor en voie davantage, je repoussai devant ses yeux le taquet de bois. En cet espace confiné, l’obscurité reprit ses droits. Je n’osai rompre le silence malgré la douleur qui me pétrifiait la main sous la mutilation des ongles d’Aliénor. Elle n’avait pas desserré son étreinte, pas bougé d’un cil. Avait-elle seulement conscience qu’elle me torturait ? C’était peu probable. Je bougeai. Imperceptiblement. Pour la ramener à la réalité de ce tombeau qui nous emmurait et dans lequel je refusais de la perdre. Elle sembla réagir. A peine. Un simple froissement de tissu. Puis ce furent ces quelques mots. Si calmes. Anormalement calmes :
    — J’ai perdu les eaux. Une chance… Ma chambre est à deux pas.
    Son cynisme accentua mon trouble, m’enfermant dans un mutisme inhabituel. Je connaissais l’Aliénor emportée, coléreuse, tumultueuse, vengeresse, exigeante, bouillonnante, battante, révoltée. Je connaissais l’Aliénor blessée, larmoyante, apeurée, craintive, désolée, désespérée. Mais celle-ci, avec ce timbre glacial devant ce qui, moi, me bouleversait, m’était une inconnue. Elle avait lâché ma main pour relever son bas de bliaud, l’empêchant comme à l’aller de se salir de poussière. Nous n’avions pas de quoi rallumer la lampe. Je pris les devants, me guidant des doigts le long du bâti jusqu’à l’intersection que nous avions précédemment dépassée. Elle suivit. Chaque pas martelé derrière le mien me broyait le cœur. Etait-elle à ce point au-delà de la douleur, pour ne pas même souffrir des premières contractions de l’enfantement ? Parvenue à notre but, devant ce mur qui me barrait passage, je tâtonnai en quête du mécanisme d’ouverture.
    — À deux pieds du sol, à dextre, m’indiqua-t-elle d’une voix tout aussi inhumaine.
    Je me baissai. Trouvai un levier qui s’affaissa sous ma pression. Le mur pivota vers l’intérieur de la pièce et j’en pris la clarté en plein visage. Le lieu, rafraîchi, était désert à cette heure de la journée, les rideaux grands ouverts sur les petits carreaux de verre ambrés, les courtines du lit relevées. Les draps avaient été tirés et, sur la courtepointe de fils d’or tissés, un lion dressé me nargua de sa gueule rouge. Combien de temps encore son règne durerait-il ? songeai-je en m’effaçant pour laisser Aliénor entrer. Elle marcha droit vers la couche, le front haut, le visage inexpressif, comme figée par une glaciation soudaine, sans un seul regard pour moi. Agir. Il fallait agir. Parler. Souffrir. Hurler… Vivre… C’est lorsque je voulus refermer le passage secret que mes yeux accrochèrent le sol. Mon cœur cessa de battre. Ce n’était pas les eaux qu’Aliénor venait de perdre, mais du sang. Un sang qui, traîné par le bas, relâché, de son bliaud, formait un sillon aux arabesques étranges. Ahurie, je pivotai brusquement vers elle.
    Debout près du lit où elle s’était immobilisée, face au portrait grandeur nature d’Henri qui ornait le mur est, Aliénor souriait. Diaphane. Vaincue.
    Henri en aimait une autre. Elle en mourait.
     
    Des heures qui suivirent je ne gardai qu’un sentiment d’urgence, de combat acharné contre l’implacabilité.
    S’étendant avec la rigueur d’un gisant, Aliénor avait croisé ses bras sur sa poitrine. Ce fut le seul ordre auquel elle se rangea. La seule réponse qu’elle consentit à mes mots, à mes gestes, tour à tour d’apitoiement, d’inquiétude ou de colère. Elle ne voulait pas entendre. Ou ne le pouvait. Choquée par les images, par l’attitude même d’Henri avec Rosamund Clifford, qui témoignait d’un amour qu’elle n’avait jamais arraché, elle n’éprouvait plus rien. Et ce rien m’était insupportable. Me fut insupportable. La sauver malgré elle ? Un instant, me laissant choir lourdement à son chevet, je fus tentée d’y renoncer. N’était-elle pas en paix dans ce renoncement ? N’avait-elle pas donné assez d’enfants au trône ?

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