Le règne du chaos
jour, en fin d’après-midi, alors que nous approchions du prieuré où nous devions passer la nuit, il s’éloigna de la colonne en prétextant avec ingéniosité que son cheval boitait. Pembroke le crut et ne protesta pas. Bertrand nous rattrapa juste avant que nous franchissions le portail du monastère. Il avait l’air soucieux : en revenant en arrière, il avait rencontré un groupe de pèlerins, la figure sale, les habits usés, les bottes éculées ; pourtant, pour des hommes qui avaient pour but d’aller prier devant la châsse de saint Osyth, ils étaient très bien armés. Quand Dunheved entendit ce rapport, il se contenta de hausser les épaules.
— Que pouvons-nous faire ? soupira-t-il. Que pouvons-nous faire ?
Je suis toujours persuadée que Dieu a besoin qu’on l’aide. Notre esprit, notre intelligence lui sont utiles, et j’étais vraiment résolue à résoudre les mystères qui nous entouraient. Au prieuré, on m’attribua une petite chambre bien tenue, toute proche du cloître. La fenêtre donnait sur le jardin. L’endroit était paisible, ce que j’appréciai. Je ne voulais rencontrer personne – même pas Bertrand – afin de rassembler mes idées et de pourpenser à ce que j’avais vu et ouï. Je sortis mes listes et mes écrits de leurs sacoches mais ne pus rien en tirer. Je décidai de me concentrer sur les deux dernières morts : celle de Middleton dans l’église, celle de Rosselin dans son logement. Je traçai un croquis de la belle petite chapelle de la Vierge. Qui y était entré ? Que s’était-il passé ? Je fis de même pour la chambre de Rosselin. Je me souvins de ce que me conseillait mon cher oncle pour étudier les symptômes d’une maladie.
« Ce qui commence par une légère douleur peut devenir une souffrance. Ne te hâte point ; observe les derniers symptômes de peur de te tromper », me recommandait-il.
Au fond de moi, maintenant que tous les Aquilae avaient péri, je pensais qu’il n’y aurait pas d’autres meurtres. Les trépas de Lanercost, Leygrave et Kennington me restaient incompréhensibles, mais ceux de Middleton et de Rosselin étaient différents : tous deux avaient été tués dans une pièce close. Les portes étaient verrouillées. Personne n’avait pu s’introduire par une fenêtre ou un passage secret. C’étaient là les ultimes symptômes. Pourtant, me disais-je, c’était impossible. Seul un ange de lumière, ou un ange de la géhenne, pourrait traverser une porte de chêne ou de solides murs de pierre. Il fallait donc que l’assassin se soit enfui par la porte, mais comment ? Je me remémorai un autre conseil : revenir au tout début, chercher la cause première. Je gribouillai le mot « templier » sur un bout de vélin et y fixai mon regard jusqu’à ce que je saisisse mon erreur. L’origine de ces énigmes se trouvait-elle dans le massacre du Trou du Diable ? Pourtant ces templiers revenaient à peine d’Écosse, de même que Geoffrey Lanercost. Ces deux données avaient-elles un rapport ? Je méditai là-dessus. Mes paupières se firent plus lourdes. Je m’endormis à la table et le tintement des matines m’éveilla au petit jour.
J’étais plus détendue pendant le trajet du lendemain. Chevauchant sans peine le docile palefroi qu’on m’avait donné, je repensais aux deux meurtres mystérieux dans la chapelle de la Vierge et à cette chambre obsédante du donjon de Scarborough.
— Pardonnez-moi, ô mon Dieu, chuchotai-je en constatant mon erreur, mais qu’aurais-je pu faire ?
Le siège et la chute de Gaveston avaient creusé une profonde plaie dans mon âme, brouillant ma capacité de réflexion. À présent, ragaillardie et loin des horreurs des combats, je pouvais ordonner mes idées avec davantage de logique. Je fermai les yeux pour me protéger du soleil, comme si je somnolais. Je revis la petite chapelle : les gens qui s’y pressaient, l’huis de la sacristie avec sa clé massive, celle de la porte de l’édifice gisant à terre. Je me souvins des détails dans la chambre de Rosselin : sa chape sur le plancher, la trace de sang qui, partant de là, allait jusqu’à l’appui de la fenêtre. Les soupçons attisent leur propre incendie. Je revins à ma première véritable erreur. Lanercost ! Il rentrait d’Écosse, et son mystérieux voyage secret avait précédé le massacre où son frère avait péri. Puis il y avait la question posée par Bertrand : pourquoi l’assassin
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