Le règne du chaos
prêts pour le combat. Ces hommes, qui se réchauffaient autour de braseros tout en s’empiffrant, avaient tenté de m’occire. J’évitai leurs regards arrogants et essayai d’ignorer leurs gonfalons et leurs fanions noir et or fixés sur des perches plantées dans le sol. À leurs pieds se trouvaient leurs chiens de guerre, se prélassant sous le pâle soleil du matin. Le gouverneur, un vétéran du temps de l’ancien roi, se précipita vers nous, comme s’il savait qu’Isabelle détestait Lisbonne et sa bande. La souveraine fut accueillie par un discours bref mais courtois. Puis nous fumes escortés hors de la cour jusqu’à ce qu’on appelait le logis du prieur, situé en haut du mur du sud. Le gouverneur – que Dieu le bénisse – avait fait de son mieux pour que la reine soit à l’aise, mais c’était un vrai nid d’aigle. Du côté des terres il donnait sur le château ; des trois autres, sur les vagues démontées et la mer en furie qui grondait sous le ciel bas. Autour des meurtrières des mouettes et autres oiseaux de mer poussaient des cris stridents de l’aube au crépuscule. Le vent, quand il venait du nord, était mordant, violent et fort salé, et se jouait des volets les plus résistants ou des tentures les plus lourdes. Dehors s’étendaient des landes sauvages qu’on n’avait que l’envie de fuir et, à l’intérieur des murs, s’insinuait, en volutes et spirales, un dense voile de brume qui pouvait en un rien de temps recouvrir Tynemouth d’un épais linceul, étouffant les bruits, transformant ce château, ses tourelles, ses murs et ses tours en un lieu de silhouettes mouvantes.
Des messagers allaient et venaient dans un martèlement de sabots sur le pont-levis. Édouard et Gaveston avaient complètement méjugé de la situation. Les barons, comme un fleuve furieux, avaient contourné York et poursuivaient le roi en direction de Newcastle, au nord. Ni la Couronne ni les grands seigneurs ne semblaient se préoccuper des troupes de Bruce qui progressaient toujours vers le sud, pendant que ses alliés, une flotte de pirates flamands, menaçaient la côte. Le gouverneur, en ayant eu vent, mit Tynemouth sur le pied de guerre. Les Beaumont, qui nous avaient accompagnés, voulurent faire preuve d’autorité, mais le gouverneur refusa de s’incliner devant eux ou devant les Aquilae. Il encouragea plutôt les partisans du roi à prendre part aux guets incessants et, en fin de compte, ils n’eurent d’autre choix que d’accepter. Les Noctales choisirent le corps de garde et la barbacane ; on chargea les Beaumont du logis du prieur ; quant aux Aquilae et à leurs hommes, ils campèrent dans la tour Duckett, au-dessus des falaises de l’est qui dominaient la mer.
Les jours passèrent. Isabelle se reposait en toute sécurité dans sa chambre. Demontaigu pensait qu’Ausel se trouvait parmi les individus qui grouillaient dans la place : chaudronniers, marchands, vagabonds, gens de la région terrifiés devant ce qui se passait. Puis cela arriva : le grand silence. Plus de courriers ni de messagers. Plus de chariots remplis de vivres frais. Plus de prêcheurs vagants, de chaudronniers ni de marchands. On dépêcha des éclaireurs qu’on ne revit plus. La nuit, des feux inquiétants brillaient et transperçaient les ténèbres sur la lande et à travers l’épais brouillard montant de la mer. Le gouverneur sollicita une audience auprès d’Isabelle. Elle le reçut dans ses appartements privés, enveloppée dans des robes de laine, chaussée de heuses fourrées, une mante sur les épaules. L’austère chambre était éclairée par des torches aux flammes vacillantes et chauffée par des poêlons de table et des braseros crépitants. Ils tenaient en échec les spectres glacés de la brume qui se glissait toujours partout. Sourd aux prières d’Isabelle, le vieux soldat à la mine sévère insista pour s’agenouiller devant son tabouret. Il me jeta un coup d’œil implorant – je me tenais derrière la reine –, puis il regarda Dunheved, assis à droite d’Isabelle sur une sellette.
— Votre Grâce…
Il s’interrompit.
— Votre Grâce, une force redoutable se tapit dans les landes. Je crois aussi que des pirates flamands croisent au large de la côte. En un mot, nous sommes coupés du monde. J’ai grand-peur.
— De quoi, messire ?
— Quels que soient nos ennemis, répondit-il, nous sommes en mesure de résister à un assaut.
— Alors que
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