Le règne du chaos
mal cuite, buvions de l’eau trouble et du vin plus aigre que du vinaigre. Nous étions semblables à des cerfs dans une chasse à courre. Isabelle et les membres restants de sa maison s’acharnaient à suivre le roi pendant qu’à l’arrière et sur les flancs nos poursuivants – les escortes de Lancastre, Hereford, Warwick et Pembroke, leurs bannières et pennons arborant divers blasons – nous débordaient tels des limiers affamés. La meute était lâchée. Elle ne nous cernait pas mais attendait de voir comment évoluerait la situation. Le chaos s’installait.
Édouard et Gaveston convinrent à la fin d’attendre la souveraine. Un conseil improvisé fut soudain assemblé dans une taverne écartée. Les dés étaient jetés. C’est là, dans cette salle malpropre, aux fenêtres couvertes de guenilles répugnantes, aux chapelets d’oignons pourrissants pendant des poutres noircies, aux mauvais tabourets, aux tables luisantes de graisse, au foyer exhalant des fumées nauséabondes, que la décision fut arrêtée. Ap Ythel et sa suite fidèle au monarque avaient pris position tout autour de l’auberge. Il n’y avait personne d’autre. Les barons étaient vainqueurs ; leur avant-garde affrontait nos éclaireurs alors que les shérifs et les grands seigneurs de Northumbrie ne recevaient pas les ordres royaux de rassembler les troupes ou prétendraient ne pas les avoir reçus. Des nouvelles pires encore nous talonnaient. Une puissante bande de soldats écossais, constituée de cavaliers en armure et d’une nombreuse piétaille, avait franchi les Marches du Nord. Bruce, triomphant en Écosse, était déterminé à profiter sans remords de la faiblesse d’Édouard. Ma maîtresse paraissait à bout de forces et, pour être juste envers le roi, je dois dire qu’il comprit qu’elle ne pouvait continuer plus longtemps. C’est dans la pauvre lumière de cette taverne qu’on en décida : le roi et son favori continueraient vers le nord. Isabelle et sa maisnie, sous la protection des Aquilae et de leurs gens, se réfugieraient à Tynemouth. Alexandre de Lisbonne s’y trouvait déjà pour soutenir la garnison. Tous ceux qui ne combattaient pas, les serviteurs, les prêtres et les chapelains, y compris Dunheved, accompagneraient la reine.
Nous approchâmes de Tynemouth le lendemain en fin de matinée. Un long train de charrettes et de chevaux suivit un étroit sentier qui montait vers le grand château édifié autour d’un prieuré bénédictin, perché sur un promontoire abrupt surplombant l’estuaire de la Tyne et de la maussade mer du Nord. Tynemouth ! Un vaste édifice de pierre brute en saillie, avec un mur d’enceinte élevé du côté des terres et protégé, de l’autre, par des falaises à pic. L’abord, par l’ouest, était fort bien défendu, non seulement par des murailles, mais aussi grâce à un corps de garde fortifié à trois étages et à une barbacane. C’était une terrifiante et sinistre forteresse dominant les environs et surveillant avec vigilance les routes de la côte. Austère par destination, Tynemouth n’était ni un manoir ni un palais royal, mais un bâtiment conçu pour la guerre. Nous y pénétrâmes par un beau jour clair ; pourtant même cela ne parvint pas à dissiper une inquiétante impression de menace. J’aperçus des archers sur le chemin de ronde crénelé et le haut des mangonneaux, des catapultes à proximité des étendards royaux et des pennons qui claquaient avec force et dont les couleurs éclataient dans le ciel lumineux. En entrant dans le château, nous passâmes devant une de ces anciennes croix couvertes de symboles et de sculptures indéchiffrables. Un anachorète local, nous entendant approcher, sortit pour nous instruire.
— Qu’est donc l’homme si ce n’est neige au soleil, poussière dans le vent, risée sur l’eau ? Nous volons comme une flèche de la lumière à l’obscurité ! Brève étincelle ! Roseau commun ! Herbe fragile ! Fleur délicate ! Brume sur le sol ! Fumée dans l’air ! Écume sur la vague !
Oh, je me souviens de ces mots alors que nous franchissions au petit galop la herse levée et débouchions dans la grande cour où, vêtus de noir, Alexandre de Lisbonne et ses Noctales attendaient, en compagnie du gouverneur et de ses hommes, pour nous recevoir. Je dus tenir ma langue, me contrôler, à la vue de ces mercenaires, une soixantaine à peu près, qui flânaient en demi-armure, tout équipés et
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