Le règne du chaos
– de veiller et de vous taire.
Les Beaumont vinrent me trouver et me convièrent, ainsi que Dunheved, à me rendre dans la chambre d’Henry qui était sans doute la mieux meublée du château. Un feu de bois crépitait dans une cheminée dotée d’un curieux manteau. Beaumont et les siens portaient des habits des plus somptueux. Ils avaient amené leurs propres cuisiniers, qui avaient tyrannisé les serviteurs des cuisines du château. Les mets, arrosés de vins aux arômes ronds et pleins, étaient savoureux. La lumière des chandelles et des torches miroitait dans l’entrelacs argent et or des tapisseries pendues aux murs. On avait lavé et récuré le sol avec de l’eau de mer, puis on l’avait jonché d’herbes aromatiques écrasées. C’était une pièce chaude et accueillante dans ce bâtiment froid et sinistre. Les Beaumont, comme je l’ai déjà dit, pouvaient être fort amènes. Il est certain qu’ils le furent cette nuit-là, bien que leur seul et unique but ait été de découvrir ce qui se passait en fait ; or le confesseur de la reine et la femme qu’ils surnommaient avec mépris son ombre n’étaient-ils pas ceux qu’ils pouvaient le mieux sonder ? Ce fut une étrange soirée. Les plats furent servis dans cette vaste chambre décorée d’écus et de tentures, réchauffée par un feu, des braseros et des poêlons de table. La conversation passa des politesses à la crise. Les Beaumont finirent par montrer le bout de l’oreille en trahissant les inquiétudes qui rongeaient leur ambition. Puissants seigneurs, ils possédaient des domaines étendus en Écosse. La perspective que le roi puisse parvenir à un accord avec Bruce et qu’ils perdent alors une importante source de revenus les terrifiait.
— Quel genre d’accord ? interrogea Dunheved d’un ton sec.
— De l’aide contre les barons. Un soutien pour Gaveston en échange de la reconnaissance des prétentions de Bruce, expliqua Louis à voix basse.
Sa réponse tomba dans le silence. Lady Vesci leva les yeux vers les poutres. Louis s’intéressa soudain à son gobelet de vin. Henry tambourina des doigts sur la nappe de samit. La question brutale de Dunheved les avait pris de court.
— Et si…
Le dominicain s’interrompit, pesant chacun de ses mots.
— … si Lord Gaveston était définitivement écarté ?
Cette fois le silence était menaçant.
— Que voulez-vous dire ? demanda Lady Vesci.
— Si les barons triomphent…
Dunheved écarta les bras avant d’esquisser un rapide signe de croix.
— Je ne veux point signifier que c’est le sort que je souhaite au favori du roi, mais c’est une possibilité. Lord Henry, que se passerait-il alors ?
Beaumont prit une grande gorgée de vin en me regardant par-dessus le bord de son gobelet. Dunheved pouvait se permettre de poser cette question. C’était un dominicain, un homme d’Église, le confesseur du monarque. Il pouvait même affirmer qu’il tentait de déterminer, de découvrir sur qui on pouvait compter parmi les sujets du monarque. Si Beaumont manquait de circonspection, sa repartie pouvait être interprétée comme de la félonie.
Henry reposa sa coupe.
— Si Lord Gaveston, oui, si Lord Gaveston, à Dieu ne plaise, devenait l’objet de la colère des barons, alors cela pourrait mener à la guerre civile, mais à quoi bon ? Aucune guerre ne ramènera les morts. Il se pourrait que le trépas de Gaveston – et je répète à Dieu ne plaise – conduise à une réconciliation à long terme. Le roi et ses grands seigneurs pourraient s’unir et, si Dieu le veut, traverser les Marches du Nord pour vaincre Bruce.
— Et la reine, que Dieu la garde, continua Dunheved, que penserait-elle si le favori de son époux n’était plus ?
— Je ne peux parler au nom de Sa Grâce, s’empressa d’intervenir Lady Vesci. Je suis certaine qu’elle aurait grand-peine, mais, que voulez-vous, ce sont des choses qui arrivent.
Sa voix mourut.
Henry se tourna vers moi.
— Que vous en semble, dame Mathilde ?
— À l’instar de votre sœur, monseigneur, je ne peux parler qu’en mon nom, pas en celui du roi ni de la reine. Je ne suis point leur confesseur, mais la situation critique où se trouve ma maîtresse me tourmente fort. Nous sommes dans ce nid d’aigle au-dessus de la mer du Nord. Des pirates flamands croisent près de la côte et Dieu sait quels ennemis se cachent dans la lande : les barons, des troupes écossaises ? Je prie
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