Le règne du chaos
dans chaque tour.
— Vous comprenez, c’est à cause du vent, fit-il en souriant. Si le loquet lâche, la porte peut battre et finalement se casser.
— Voilà qui plairait aux méchantes gens, fis-je remarquer. Ils pourraient enfermer quelqu’un à l’intérieur.
Le gouverneur fit une petite grimace.
— Oui et non. Mes enfants – que Dieu les ait en Sa sainte garde – aimaient faire ça, mais n’importe qui muni d’un poignard peut ouvrir la porte de l’intérieur en glissant la lame dans la fente et en soulevant le crochet.
— Vos enfants ?
— Dieu les a repris, murmura-t-il avec tristesse, comme il a tout repris dans ma vie.
Il cilla.
— Désirez-vous voir la chambre de Kennington, madame ?
J’acceptai.
— Je viens avec vous, fit Rosselin.
— Non, messire.
J’ouvris mon escarcelle pour en extraire les deux moulages : le sceau du roi et celui de la reine.
— Negocium regis – affaire du souverain, chuchotai-je. Êtes-vous d’accord, messire ?
Le gouverneur n’était que trop disposé à obtempérer. Je priai Dunheved et Bertrand de fouiller toute la tour. Le gouverneur me fit descendre l’escalier, souleva le crochet et ouvrit grand l’huis. La chambre de Kennington avait tout d’une cellule de moine. Un crucifix noir et dépouillé était suspendu au mur blanc sale au-dessus d’un lit de camp. Je fermai la porte et inventoriai ses maigres biens. J’étais fort mal à l’aise. Les possessions de Kennington étaient navrantes, pitoyables. Ainsi que Demontaigu il avait rassemblé des souvenirs d’enfance : des boucles de cheveux, un petit cheval et son cavalier cabossés avec lesquels il avait joué, un diptyque miniature aux couleurs passées représentant Lazare sortant de son tombeau, des rouleaux de parchemin – lettres de sa mère et de ses sœurs. Il était triste de découvrir l’enfant derrière le guerrier, l’éclair d’innocence avant que le miroir se ternisse, l’âme étouffant sous le poids des soucis et des ambitions de la vie. Je m’assis sur le lit et me demandai ce qui lui était arrivé. J’en savais si peu sur lui et ses compagnons ! J’essayai de me remémorer les rumeurs, les ragots, comment les Aquilae étaient devenus les hommes liges de Gaveston, s’engageant par contrat scellé à être avec lui « jour et nuit, corps et âme ». On avait prétendu qu’ils étaient tous des sodomites qui aimaient leur maître et s’aimaient entre eux. Gaveston en disposait comme de serviteurs et comme garde personnelle. Dieu sait ce qu’ils ourdissaient. Pourquoi le favori les avait-il envoyés à Tynemouth ? Pourquoi ne les avait-il pas gardés près de lui ? Officiellement c’était pour défendre la souveraine. Y avait-il une autre raison ? Et pourquoi avait-on dépêché Lanercost en Écosse ? Qu’avait-il comploté ? Pourquoi les Beaumont s’intéressaient-ils tant à sa mission ?
Comme en réponse à ces questions, un coup retentit à la porte. Je sursautai. Sans attendre ma réponse, Rosselin entra dans la pièce. Il se frotta les bras pour lutter contre le froid, puis alla décrocher une chape à une patère et me la proposa. Je la refusai et il s’en enveloppa. Il pensait que je le défierais, que je lui demanderais de sortir, mais j’avais terminé mon inspection et désirais l’interroger. Il prit un tabouret et s’approcha. Je scrutai ce visage rougeaud et non rasé, ces yeux bleus larmoyants et rougis. Le vent marin lui avait gercé ses joues ; du sel s’était déposé sur ses lèvres épaisses.
— Messire Rosselin, pouvez-vous m’aider à résoudre ces mystères ?
Il hocha la tête, le regard froid et calculateur. Bien qu’il parût ne pas m’apprécier et être contrarié par ma présence, il avait toutefois décidé de se montrer cordial.
— Je sais pourquoi je suis ici, commençai-je, mais vous, maître Rosselin, et les autres, ne devriez-vous pas être auprès de Lord Gaveston ?
— Non, riposta-t-il. Nous sommes céans pour protéger la reine. Lord Gaveston fait grand cas de Sa Grâce. Qui d’autre le roi aurait-il pu envoyer ? Il manque de troupes pour lui-même ! La souveraine a un rôle important. Notre assistance et celle des Noctales seront utiles à la garnison du château.
Je ne pouvais en disconvenir ; c’était cohérent.
— Vous vivrez et mourrez avec Gaveston, n’est-ce pas ?
— Que puis-je faire d’autre ?
Un pur désespoir perçait dans sa voix. Il détourna
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