Le règne du chaos
qu’il y ait une magicienne ou un sorcier dans nos murs. Bien entendu personne n’y croyait tout à fait, mais ce fut une sombre soirée. Le récit que fit Dunheved sur l’intervention du diable était fascinant ; j’ignore s’il était exact ou non, mais frère Stephen était ainsi : c’était un excellent conteur. Cependant Henry Beaumont ramena les débats vers des sujets plus urgents en tapant de la main sur la table.
— Tôt ou tard, commença-t-il quand il fut parvenu à retenir notre attention, et je dirais tôt de préférence à tard, nous devrons quitter ce château. Nous ne pouvons demeurer ici éternellement. En fin de compte le gouverneur devra envoyer des éclaireurs prendre contact avec le roi, ou du moins s’assurer que la reine peut sans danger voyager sur les routes du Sud. Le temps nous le dira, pourtant il se peut aussi que Tynemouth soit attaqué ou livré par traîtrise. Le gouverneur dispose d’archers, de soldats et de quelques chevaliers d’un certain âge qui se sont retirés et vivent ici par la grâce et la faveur du souverain. Néanmoins…
Il s’interrompit pour ménager ses effets.
— … j’ai ouï dire qu’Alexandre de Lisbonne, qui est à la tête de soixante-dix soldats de métier, regimbe à l’idée d’être claquemuré céans. Il crie à tous vents qu’il n’a ni commission, ni mandat, ni instruction pour servir en ces lieux. Il est son propre maître et a le droit de circuler partout dans ce royaume quand il s’agit d’affaires relevant du Saint-Père en Avignon et du roi Philippe de France.
— En d’autres termes, déclarai-je, Alexandre de Lisbonne estime que la cage à poules est trop exiguë et désire s’envoler.
— Oui, et nous ne pouvons pas faire grand-chose pour l’en empêcher. Toutefois, s’il part, ceux qui épient le château apprendront que nos forces se trouvent fort réduites.
Cette nouvelle fut une surprise. Je m’étais tenue bien loin du corps de garde et des cours, prenant de la distance avec Alexandre de Lisbonne et ses hommes. Je comprenais, certes, que le mercenaire portugais veuille s’en aller – cette dissension ne le concernait pas –, mais je me demandais s’il n’y avait pas une autre raison.
— Quelle différence cela ferait-il ? interrogea Dunheved avec acrimonie. Messeigneurs, madame…
Il sourit.
— … dans ma jeunesse j’ai été écuyer avant d’entrer au noviciat. Étudions les possibilités et soyons logiques. Si cet édifice est assailli, nous devrons tous défendre la souveraine, mais pouvons-nous nous fier à Alexandre de Lisbonne ? Vous avez dit vrai, Lord Henry : c’est un mercenaire. Il reçoit ses ordres du pape et du roi Philippe pour pourchasser les templiers. Pourquoi risquerait-il ses hommes pour nous ? Je soupçonne que, s’il le peut, il filera pour aller s’occuper de ses propres affaires.
Je scrutai le dominicain. C’était la première fois qu’il formulait quelque animosité envers Lisbonne.
— Finalement.
Dunheved souligna ses propos d’un geste de la main.
— … il vaut mieux qu’il s’en aille. Il existe une autre raison. La rumeur court dans le château qu’il y a un félon parmi nous. Lisbonne est-il ce traître ? Peut lui chaut que l’endroit tienne bon ou qu’il tombe. Il désire être loin d’ici. Qu’il s’en aille donc et que le diable l’emporte.
Louis Beaumont manifesta son accord. Moi aussi j’étais séduite par la logique du prêtre. Alexandre était un tueur, un ruffian. Je m’interrogeais : aurait-il le courage de résister à un assaut sans merci contre les murailles ?
Quand le banquet fut achevé, je remerciai mes hôtes et m’en fus. Dunheved voulut à toute force me raccompagner au logis du prieur. Nous marchions à petits pas. Il s’arrêtait parfois et me tirait par le bras pendant que nous évoquions ce qui serait le mieux pour la reine. Je dois reconnaître, quand, remontant le cours du temps, je repense à Tynemouth, que Dunheved se préoccupait sincèrement, voire avec passion, de ma maîtresse. Homme au cœur froid, il estimait toutefois, à cette époque, que Dieu l’avait chargé de sa sécurité. Nous fîmes route ensemble jusqu’à la chambre d’Isabelle. Je fus surprise de la trouver encore emmitouflée dans ses robes, assise dans sa chaire qui avait tout d’un trône devant un feu ronflant, ses pieds reposant sur un tabouret. Dans la pièce musaient ces jeunes écuyers pour lesquels Isabelle
Weitere Kostenlose Bücher