Le règne du chaos
Pèlerin des Terres gâtées avec sa tache de vin caractéristique sur son visage hâlé. Il se jeta en avant, prit une pièce et me fourra un morceau de parchemin dans la main.
Les aumônes partagées, et une fois à l’abri des grilles, je déroulai la graisseuse bande noire et lus cet étrange message :
Ego sum vox clamans in deserto – Je suis la voix criant dans le désert. Je vous supplie pour le bien de la dame que vous servez de me laisser vous voir, ou voir votre maîtresse. Je vous attendrai tous les jours à vêpres près de la porte du Golgotha.
Je tendis le vélin à Bertrand qui le parcourut et fit une petite grimace.
— Rencontrez-le, Mathilde, dès que possible. Je viendrai avec vous.
Je ne pouvais, bien sûr, m’en occuper sur-le-champ. Le roi et Gaveston, vêtus avec faste de soie, d’hermine et de velours, attendaient Isabelle dans la grande cour du prieuré. Je regardai se dérouler cette comédie – pantomime et étiquette de Cour – pendant qu’Édouard et son favori accueillaient la souveraine et son entourage. Le couple royal et leurs escortes formaient un splendide mélange de couleurs chatoyantes, devant les frères en bure sombre ou grise, qui les contemplaient, bouche bée. On prononça des discours. On échangea baisers et embrassades. J’aperçus Rosselin et Middleton portant la livrée aux multiples broderies de leur maître, puis je levai les yeux vers la silhouette fantomatique du clocher à la sinistre légende, vers ses grosses cloches, Pierre et Paul, qui accompagnaient de leur carillon la pièce représentée sur la place. Je me demandai une fois encore quels mystères recélait la tour, avant d’être entraînée avec les autres dans le tourbillon des festivités à l’ordre du jour.
Un banquet eut lieu au logis du prieur. L’éclat d’une multitude de chandelles se reflétait sur les plats, les pichets, les aiguières, les coupes d’or massif et d’argent. Cuisiniers et valets servirent des mets délicieux – venaison, bœuf, cygne et lamproie – pendant que le vin paraissait jaillir d’une fontaine perpétuelle. Pourtant tout cela n’était qu’ombre inconsistante. En réalité rien n’avait changé et, le lendemain matin, dans la même chambre, le roi et son favori, dégrisés, énumérèrent les dures réalités qui les attendaient. Édouard, le teint rougi par ses libations de la veille, entreprit de faire le point sur la situation. S’il n’avait pas changé, ce n’était pas le cas de Gaveston : son beau visage était pâle, tiré, hagard ; des mèches d’argent luisaient dans cette chevelure naguère noire et fournie. Il semblait avoir maigri. Il trahissait son énervement par des gestes fébriles, ne tenait pas en place, se frottait sans cesse l’estomac comme s’il était rempli de bile amère. Il avait perdu son outrecuidance et le même malaise était visible sur les deux Aquilae qui se tenaient derrière la chaire de leur maître.
En fait, on avait prononcé des sentences de mort contre eux. Les grands barons ne toléraient nulle opposition. Gaveston devait se rendre, passer en jugement et être exécuté. Il n’était plus temps de négocier. Les barons rassemblaient leurs forces et dépêchaient des ordres de réquisition. Leurs envoyés se rendaient dans les ports pour empêcher la fuite du favori royal. La France n’apporterait pas d’aide : cette issue là était bien fermée. Il n’y avait rien à attendre des comtés, les shérifs et les baillis, ne sachant pas comment évoluerait la situation, se dérobaient et n’enverraient pas de soldats. Les édits royaux restaient lettre morte alors que les officiers recruteurs ne parvenaient ni à lever des troupes ni à collecter des vivres. Édouard s’adressa en hésitant à ce même Conseil de la chambre qui avait siégé pour la dernière fois le jour de la mort de Leygrave. Il grommela quelque chose à propos de Tynemouth et des Écossais qui avaient introduit un traître dans la garnison. Il se dit très heureux d’avoir retrouvé sa reine pour laquelle il avait prié avec tant d’ardeur et n’avait pas ménagé ses efforts. Pendant cette intervention incohérente, l’humeur de Gaveston s’altéra. Son fougueux tempérament gascon prit le dessus ; la figure parcourue de spasmes de colère, il se mordait les lèvres et ses doigts effleuraient le manche de son long poignard. Isabelle, en revanche, restait calme, semblant juste apprécier un majestueux
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