Le règne du chaos
en prie, père prieur, que vous a raconté Eusebius ?
Il se frotta le front, puis embrassa la pièce du regard.
— Eusebius pouvait être niais et fol. Telle une pie il aimait collectionner des choses. Dans notre maison, certains se gaussaient de lui, mais il lui arrivait parfois de nous étonner par de sagaces observations. Le jour où Leygrave a trépassé, frère Eusebius est allé à l’église bien avant que sonne l’angélus. Il s’y plaisait parce que c’était tranquille. Les frères vaquaient tous à leurs occupations. Par conséquent il fut surpris quand il en aperçut un, du moins le croyait-il, qui sortait comme une ombre par le grand porche. Il m’en a fait part.
— Autre chose ? m’enquis-je.
— En effet. Ce même jour, après complies, j’ai croisé Eusebius pendant que les frères se délassaient dans le cloître. Les deux morts l’avaient bouleversé. On prétendait qu’il se faisait des reproches et, bien sûr, il racontait à qui voulait l’entendre que le clocher était hanté. Je me suis approché pour lui demander comment s’était passée sa journée. Il était plus agité qu’à l’ordinaire et a fait une très étrange remarque. Avez-vous ouï l’adage disant qu’on peut être une tête de linotte ?
— Oui !
— Eusebius était confus dans son discours et il s’est éloigné.
Le prieur se gratta la main.
— Pourtant il a fait demi-tour pour me poser une question qui m’a intrigué : « Père prieur, une linotte peut-elle être plus rusée qu’un chien ? » Je l’ai interrogé sur le sens de l’énigme et il a paru se souvenir. Vous savez comment il était : vous l’avez rencontré, madame. Il s’est contenté de hocher la tête, en grommelant quelque chose sur ses tâches et il est vite parti.
— Il a donc distingué quelqu’un dans l’église, vêtu – ou déguisé – en religieux, au moment où aucun franciscain n’aurait dû s’y trouver ? Et ce qui a éveillé ses soupçons, c’est la hâte avec laquelle cet individu s’est esquivé ?
Le prieur acquiesça.
— Et cette bizarre réflexion sur la linotte et le chien… mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?
— C’est vrai.
Il se tut, la tête penchée, tendant l’oreille vers les bruits du prieuré.
— Je me faisais du souci pour Eusebius. François, notre saint fondateur, nous a enseigné que le chef de notre communauté doit, à l’instar d’une mère, s’occuper de tous ses membres comme s’ils étaient des enfants de la famille. L’église aussi m’inquiétait. Comment ces jeunes hommes avaient-ils péri ? S’étaient-ils suicidés ou les avait-on assassinés ? Devais-je écrire à l’évêque pour le prier de faire sanctifier et consacrer les lieux à nouveau ? Certains articles de la loi canon traitent de ces sujets. Si le sang est répandu dans la sainte maison de Dieu, il faut la purifier.
— Pensez-vous qu’il s’agisse d’un meurtre ? interrogea Bertrand.
— Je le crois.
Il se signa.
— Cependant je laisserai cela jusqu’au départ de la Cour. Quand ce prieuré aura recouvré son calme j’aviserai.
— Mais ce soir-là, mon père ?
— Ce soir-là, madame, je me souciais donc de l’église et d’Eusebius, aussi décidai-je de lui parler. La nuit était tombée. Je suis allé à l’église, le sacristain devait encore fermer les portes. Je suis entré dans le clocher. Eusebius s’y trouvait, agenouillé, un couteau à la main. Il gravait quelque chose sur le mur. Je me suis accroupi près de lui. « Que faites-vous, frère Eusebius ? » lui ai-je demandé. Il n’a pas voulu répondre. J’ai vu qu’il avait pleuré et qu’il était fort agité. J’ai pris la lanterne pour éclairer le mur. Il avait dessiné quelque chose comme un oiseau et, à côté, un animal sauvage.
— Un chien ?
— Non, je lui ai posé la question. Il a eu un geste de dénégation et a prétendu que c’était un loup. J’ai essayé de le réconforter. Je lui ai enlevé le couteau des mains et l’ai persuadé de rejoindre les autres frères en ajoutant qu’il était tard et qu’il fallait que le sacristain ferme l’église. Nous sommes sortis ; l’air du soir a un peu calmé Eusebius. Je l’ai invité céans à partager un gobelet de vin pour apaiser ses humeurs, le détendre et le préparer à dormir. Il m’en a mercié mais a refusé. Je lui ai souhaité une bonne nuit, alors il m’a interpellé : « Père prieur,
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