Le règne du chaos
paroles de Rosselin et Middleton à propos d’une silhouette habillée en franciscain. Était-ce le Pèlerin ? Je scrutai les yeux rapprochés de cette figure ascétique. L’homme ne cessait de s’agiter, se frappait la poitrine, tournait la tête continûment pour s’assurer que nous étions seuls.
— Pourquoi ce subterfuge ? insista Bertrand. Pourquoi ne pouvons-nous nous asseoir ici pour parler de ce que vous avez à nous dire ?
Le Pèlerin eut un large sourire. Je remarquai qu’il avait de solides dents blanches : c’était un homme soigneux de sa personne.
— Que craignez-vous ? demandai-je sans barguigner.
Il leva les yeux vers le ciel puis les posa sur moi.
— Madame, je veux juste faire un aveu. Ce que j’ai appris peut vous être utile. Alors j’aurai l’impression d’avoir accompli mon devoir et je pourrai me retirer.
— Et la question de mon ami ? Pourquoi ne pouvons-nous nous réunir ici ?
— C’est un lieu de malemort, un champ de meurtres, répliqua-t-il. Trois hommes y ont été occis sans pitié. Écoutez, je ne gaspille point votre temps.
Il leva derechef les yeux vers le ciel.
— Les frères vont célébrer complies. Lorsque la cloche sonnera la fin de l’office, je vous retrouverai. Rejoignez-moi au Pot-au-feu , la taverne sise dans Pig Sty Alley.
— Un franciscain en cet endroit ? s’étonna Demontaigu.
— Dans cette vallée de larmes, on ne sait jamais qui on peut croiser, ni où. Après tout, je n’aurais onc cru que je rencontrerais un templier déguisé dans l’entourage du roi d’Angleterre ! Madame, à l’heure dite, n’est-ce pas ?
Je ne pouvais qu’accepter. Le Pèlerin fit demi-tour et s’éloigna. Demontaigu et moi parcourûmes le jardin. Apercevant Dunheved je le saluai d’un geste. Il esquissa une bénédiction à mon adresse sans s’attarder. Nous arrivâmes au grand cloître. Bertrand allait me quitter lorsqu’un frère lai survint. Or, avant de me rendre à la porte du Golgotha, j’avais envoyé un message au père prieur pour lui demander de me recevoir. Le serviteur m’annonça sans reprendre haleine qu’en fait le prieur n’avait point assisté aux vêpres et qu’il m’attendait dans sa chancellerie.
Homme décharné, à la mine sévère et à la peau parcheminée, le prieur Anselme était affable et accueillant. Rien ne lui échappait. Il était manifestement fasciné par ce qui se passait dans son prieuré, et c’était un fin observateur de la Cour et de ses multiples travers. Il nous fit entrer et asseoir sur un banc à dossier devant sa chaire. Près de lui, un solide lutrin soutenait un livre ouvert. J’étais captivée par la fresque peinte sur le mur derrière lui. Il suivit mon regard et me sourit.
— Qu’y voyez-vous, dame Mathilde ?
— Un beau vignoble, répondis-je. Oui, je distingue les vignes, le pressoir, mais le sol est jonché de cadavres.
— C’est l’œuvre d’un de mes prédécesseurs.
Il haussa une épaule en guise d’excuse.
— Il était fasciné par l’histoire de Nabot – la connaissez-vous ? L’Ancien Testament 9 raconte que le roi Achab voulait s’emparer du vignoble de Nabot, et que, ce dernier s’y opposant, Jézabel, l’épouse d’Achab, décida de faire lapider Nabot. Pour les châtier, le prophète Élie déclara alors qu’Achab et Jézabel périraient et que les chiens viendraient laper leur sang.
Le prieur se rembrunit.
— Peu de choses ont changé, n’est-ce pas, madame ?
Je me demandai s’il faisait allusion à Édouard – et si sa référence à Jézabel, la reine païenne, n’était pas un jeu portant sur la ressemblance avec le prénom d’Isabelle.
Il plissa les yeux.
— Je lis dans vos pensées. Je n’établis pas de comparaisons, madame. La fresque se trouvait là bien avant même que j’entre dans ce prieuré en tant que novice, mais les histoires de l’Ancien Testament sonnent juste. Le pouvoir appelle le sang. La Cour est venue céans ; Sa Grâce le roi, la reine et leur entourage sont les bienvenus.
Il s’interrompit.
Je notai qu’il avait oublié Gaveston.
— Néanmoins, quoi qu’il en soit, trois hommes ont été tués ici, dont un membre de la communauté. Vous avez envoyé un message demandant à me voir. Je suppose que vous avez ouï les bavardages sur ce qu’Eusebius a prétendu avoir vu ?
J’éprouvais du respect pour son honnêteté et sa franchise. Il nous offrit du vin que je refusai.
— Je vous
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