Le rêve de Marigny
invité sur le banc des gentilshommes de la chambre, s’informait de son avis, le traitait comme un parent du roi de France. Entre la chasse où il se devait d’accompagner le roi et les comédies données au palais Abel n’avait que le loisir de changer d’habit. Cette fois le temps avait rattrapé Vandières.
Le château de Marigny était plutôt une grosse maison de campagne, solide et rassurante, avec une tour ronde, bien ventrue, une tour tranquille qui ne défiait nul ennemi mais rappelait très benoîtement que le propriétaire des lieux avait droit au titre de seigneur. La maison ressemblait à son nouveau propriétaire François Poisson, un rien glorieuse mais dénuée de sotte prétention.
Son acquisition était grandement chargée de sens pour le père d’Abel dont la vie avait été pour le moins aventureuse, et parfois tout à fait chaotique. Propriétaire et seigneur de Marigny, il accédait à un statut qu’il n’avait jamais ambitionné. Son chemin avait été rude, et il faut bien le dire hasardeux, depuis l’échoppe de son père, tisserand du pays de Langres, jusqu’à la seigneurie de Marigny. Il y avait eu la chance, il en était conscient, mais son intelligence, son goût du risque, son audace avaient été des atouts. La chance, c’était la protection des deux frères Pâris, financiers puissants, mais il les avait bien servis. Il ne s’estimait pas débiteur, d’autant que lorsqu’il avait été convaincu de profits illicites dans l’approvisionnement des blés lors de la disette de 1725, les bénéfices avaient été sans conteste plus grands au-dessus de lui. Mais pouvait-on accuser de grands financiers de bénéfices frauduleux ? L’aîné des frères Paris, Pâris Duverney, n’était-il pas lebanquier du roi ? Il fallait pourtant que quelqu’un paie, on frappa juste un peu au-dessous. Neuf ans d’exil, toujours secrètement au service des Pâris, avaient permis l’oubli. Poisson avait pu enfin rentrer à Paris, il y retrouvait prospérité et notoriété. Qui se souvenait de l’acheminement de blés en 1725 ? Le roi, vingt ans après ! Et c’était pour réparer le tort fait à son fidèle sujet. En 1747, un jugement de réhabilitation reconnaissait que François Poisson avait fait des avances sur les blés dont il n’avait jamais été remboursé. La dette était effacée, d’ailleurs on avait « perdu » les comptes, c’était à Poisson de les fournir. Il s’empressa. Ce n’était qu’un premier pas.
Au printemps de 1751, François Poisson arpentait avec un plaisir jamais épuisé sa jolie terre de Marigny. L’affaire s’était conclue il y avait un an à peine et le plus facilement du monde, le roi s’étant souvenu fort à propos qu’il avait contacté une dette de deux cent mille livres envers Poisson, et cette souvenance l’avait frappé au moment où la terre de Marigny, qui convenait bien à Poisson, se trouvait à vendre pour la même somme. La terre n’allait pas sans titres, cela allait de soi, Poisson reçut ses lettres de noblesse. Aussi en ce début d’avril 1752 Poisson marchait d’un pas vif et joyeux dans les allées de son château à la rencontre de son ami Charles Le Normant de Tournehem. L’instant d’après les deux hommes, que leur culture, leurs habitudes, leurs manières, auraient dû séparer, devisaient tranquillement assis sur la terrasse qui dominait laplaine comme deux vieux amis, on aurait presque pu dire deux complices.
— Mon cher Poisson, madame votre fille me disait pas plus tard qu’hier que vous étiez bien occupé.
— Ma fille ? Donnez-moi des nouvelles de sa santé !
Tournehem se garda de sourire. Son entrée en matière n’était pas innocente, il savait combien Poisson se languissait de sa fille, de sa « Reinette » comme on l’appelait dans son enfance. Il servait souvent de lien entre l’une et l’autre car Poisson fréquentait peu Versailles et Tournehem, en charge des Bâtiments, était quotidiennement à la cour.
— Je lui ai rendu visite hier. Je ne l’ai jamais vue aussi bien. Elle m’a chargé de vous remettre une lettre pour qu’elle vous parvienne plus tôt.
— Elle avait un mal de gorge la semaine passée…
— Elle ne s’en ressent plus.
— Et Fanfan ?
Tournehem sourit.
— Alexandrine est en pleine santé. Un peu maigre, mais c’est sa nature !
— Jeanne n’a jamais été bien grosse !
— Alexandrine lui ressemble. La mère et la fille sont
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