Le rêve de Marigny
avenir un peu flou. Le voyage à lui seul était un émerveillement, et pour comble de bonheur il ne faisait que commencer. On avait le temps ! Le temps de tout voir et d’en discourir à l’infini, le temps de rêver à ce qu’on ferait plus tard des acquis d’un tel périple. Chaque jour apportait sa part de découverte, d’étonnement. Abel vivait dans le transitoire, comme en suspension dans le cours de sa vie. Les contraintes étaient si légères qu’elles ne lui pesaient jamais et la fin de cet état d’exception n’étant pas programmée avec exactitude il ne se sentait pas obligé d’y penser. Demain ? Demain serait comme aujourd’hui. Plus tard ? Devait-on déjà s’en préoccuper ?
Fût-ce l’absence de Soufflot ou les lettres progressivement plus pressantes qui venaient de France, quelquechose qui ressemblait à de la hâte se fit pourtant jour à partir du séjour à Naples. Ce fut d’abord imperceptible, il n’y avait pas d’ombre majeure mais Vandières commençait à sentir le poids des échéances. Les premiers mois avaient été lents et doux, il fallait maintenant faire le compte des visites qui s’imposaient encore dans le cadre de sa future charge et des obligations impératives d’un représentant, fût-il officieux, du roi de France. On allait donc presser le train, il y avait à faire. Deux mois à Naples d’abord, il y fallait bien cela. Cochin visita toutes les églises et prit note sur note. Que faisait donc Le Blanc ? Qu’importe ! Cochin passait au crible tout ce qui méritait d’être vu. À tout seigneur, tout honneur, il dressa quasiment l’inventaire de toutes les œuvres d’art que le palais royal abritait. Il visita, dessina, décrivit, Saint-Laurent, Sainte-Croix-de-Lucques, Saint-François-Xavier, le Saint-Esprit, Sainte-Marie-Majeure, San Pietro a Magella, des dizaines d’autres… Rien que pour Naples il y aurait quatre-vingts pages de la relation officielle du voyage que Cochin publierait en 1754. Vandières n’en serait pas étonné. Le petit Cochin, compagnon toujours modeste, qui ne voulait jamais rien démontrer et ne se mettait jamais en avant, ne laissait jamais passer l’occasion de contempler, d’apprendre, de traquer la beauté, et fidèle à lui-même il notait tout. Si l’un des voyageurs était l’œil de Vandières, c’était bien Cochin.
Abel n’était pas inactif pour autant, il y avait autant à faire dans les obligations qui lui incombaient. Le marquis de l’Hospital qui terminait son séjourd’ambassadeur à Naples l’avait accueilli chez lui avec Le Blanc que les mondanités n’avaient jamais rebuté, et d’autant moins qu’on ne lui demandait pas d’en faire un récit puisque les ambassadeurs de Louis XV s’en chargeaient.
Le marquis avait réglé avec précision le déroulement du séjour de Vandières. Il lui faudrait d’abord assister aux fêtes de la Saint-Charles où toute la population fêtait son souverain, Charles III roi des Deux-Siciles, et puisque l’ambassadeur rentrait à Versailles prendre sa nouvelle charge de premier écuyer de Mesdames, il confia son hôte au marquis de Fogliani, premier ministre du roi de Naples. Fogliani pria d’abord Vandières à dîner, ce n’était que le premier pas mais il fallait bien évaluer son hôte. Examen réussi, Vandières était maintenant un homme de cour accompli. Le ministre l’introduisit dans les principales maisons de Naples. Il fut reçu par l’ambassadeur de Pologne, dîna chez la duchesse de Castropignano, chez le duc de Miranda, chez Don Miguel Rezio et aussi chez le nonce, monsieur Gualteri. Ce n’était qu’une entrée en matière. Le marquis de l’Hospital lui avait peaufiné un programme. Il lui faudrait aller à Messine, à Syracuse, à Malte, à Palerme, et revenir à Naples où leurs majestés souhaitaient l’avoir encore un peu. Darthenay qui succédait à L’Hospital prit bientôt la suite avec autant d’ardeur que s’il craignait de laisser Vandières un seul instant sans occupation. L’occasion de souffler vint miraculeusement par l’état de la mer qui interdit à Vandières de s’embarquer pour la Sicile. Une pause ? Non. Il ne serait pas dit qu’on l’aurait laissé s’ennuyer. Les réceptions, les distractions, se succédaient. On lui présenta mêmel’éléphant du roi qu’on fit évoluer devant lui pendant plus d’une heure. À chaque occasion qui s’en présentait le roi des Deux-Siciles faisait placer son
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