Le rêve de Marigny
aussi jolies.
— Vous pouvez ajouter qu’elles sont également intelligentes, et affectionnées.
Charles Lenormant n’approuva que d’un geste, les deux hommes avaient sacrifié à leur rituel favori, tresser les louanges de Jeanne et de sa fille Alexandrine.
— Parlez-moi de Marigny.
Là encore c’était un passage obligé de la conversation. Marigny, c’était l’eldorado de Poisson, son éden, son Olympe. Il ne se lassait pas de commenter les soins qu’il prenait à son entretien, les travaux qu’il avait entrepris, et tout cela pour Abel qui en serait un jour le maître. En ce moment c’était plutôt la paperasserie inévitable qui le souciait.
— J’attends un scribe pour mettre en ordre tous mes titres de Marigny. Je ne veux pas qu’il manque la plus petite pièce.
— C’est très sage.
— J’ai obtenu de la chancellerie des lettres patentes registrées au parlement. Cela nous met dans la plus grande sécurité.
Tournehem approuva d’un hochement de tête. Une onde de joie illumina le visage de François Poisson.
— Je défie quiconque de pouvoir après cela nous dégoter de Marigny !
Tout était là, tout était dit. Le bon sens de Poisson, son attachement aux choses gagnées, et si c’était par faveur il n’y avait pas à en rougir. Dans sa détermination il y avait aussi le vrai souci d’avenir d’un homme qui avait connu les aléas de la fortune. Marigny était maintenant la terre des Poisson, on n’y reviendrait pas. Il avait dit l’essentiel, il continuait de rêver.
— Que pensez-vous de mes transformations ?
Poisson était sans détour, un peu naïf, il venait quêter le compliment. Le Normant s’engouffra consciemment dans le panneau tendu, par amitié mais aussi avec sincérité. Poisson avait bien œuvré pour améliorer lapropriété. Il avait jeté à bas ce qui ne tenait plus, construit pour agrandir, enclos d’un beau mur l’ensemble du domaine. Maintenant il peaufinait.
— Je viens de peupler ma terre de perdreaux.
Le Normant se garda difficilement de sourire. Poisson, anobli, seigneur de Marigny, entendait avoir les distractions de son nouvel état. Mais François Poisson était plus fin que ses manières le laissaient croire. Il se moquait de lui-même avec esprit.
— Vous savez que je suis devenu un grand chasseur !
Les perdreaux, Poisson s’en souciait peu, ils étaient pour Abel qui avait reçu une éducation de gentilhomme et chassait avec le roi. La chasse ramena à Abel.
— J’en ai étonné plus d’un en narrant la chasse que Sa Majesté Sicilienne a donnée à mon fils sur un lac ! Même Pâris-Duverney en a été émerveillé.
La conversation continua un long moment entre le fermier général raffiné, rompu à toutes les subtilités du monde, et l’ancien commis des Pâris dont les manières étaient restées rudes. Ils s’appréciaient, et c’était de longue date. Si leur culture était radicalement autre, le hasard leur avait donné la même famille. Louise Madeleine de La Motte, mère de Jeanne et d’Abel, les avait réunis. Poisson l’avait épousée, Tournehem l’avait aimée. Charles Le Normant était fort probablement le père de Jeanne, Poisson sans aucun doute celui d’Abel. Ce printemps de 1751, ils attendaient l’un et l’autre le retour d’Abel avec la même affection et pourtant sans impatience. Il fallait donner du temps à un apprentissage. Les deux hommes s’étaient tus un moment, leurspensées caracolant sans doute sur toutes les routes d’Italie. À Marigny pourtant une autre facette de la vie d’Abel se mettait en place. Ce fut Poisson qui relança.
— Monsieur de Gesvres veut que je prenne le nom de Marigny.
Un haussement de sourcils accueillit la nouvelle.
— Je ne le veux point mais mon fils pourra prendre ce nom. Pour moi, je m’appelle François Poisson.
Tout Poisson était là. Vantard à l’extrême quand il s’agissait de ses enfants, il savait garder la tête froide pour lui-même. Il était ravi au-delà du possible quand ceux qui se gaussaient de son nom et de ses manières le jalousaient, mais de là à jouer le gentilhomme il y avait un grand pas. Il tenait à son sujet et ne le lâcha pas.
— Jeanne a consulté son frère. Il ne souhaite pas plus que moi changer son nom.
— C’est bien, dit seulement Tournehem.
Oui, c’était bien. Les Poisson n’avaient pas la tête qui tournait plus grosse que le bonnet.
Abel avait fait bien du chemin depuis
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