Le rêve de Marigny
qu’il fallait toujours refroidir un peu l’enthousiasme des jeunes gens. Aurait-elle jamais fini de parfaire l’éducation du cher frérot ? « J’espère que vous penserez comme moi et que vous ne vous croirez pas plus grand pour des honneurs passagers que l’on rend à la place et non à la personne. » Aucun souci ! Abel, flatté, reconnaissant, gardait la tête sur les épaules et le bon sens des Poisson n’était pas près de le quitter. Pour rester lui-même rien de mieux que de badiner un peu. Il courtisait ardemment la femme d’un Hippocrate du palais Saint-Marc pour laquelle l’abbé Le Blanc affirmait qu’il se serait fait médecin, apothicaire, et tout ce qu’elle aurait voulu. Jeanne voulait-elle une autre preuve qu’il était resté lui-même ?
Bientôt pourtant Abel reprit, seul, la route de Turin où l’attendaient les festivités des noces du duc de Savoie. La belle comtesse Gabrielli lui ferait un moment oublier la séduisante épouse du médecin romain. Avec elle il en resterait toutefois à un marivaudage de salon, il était là en représentation officielle. Quant à la réussite de la prestation d’Abel aux noces, Jeanne avait tout prévu. Elle lui avait expédié trois habits, « convenables, c’est-à-dire beaux sans ostentation ». Elle n’avait pas oublié d’y joindre des « dentelles propres pour les fêtes ». Les habits firent merveille, on complimenta Vandières. Les dames étaient loin de le bouder et saréputation n’en fut que mieux assise. À Paris tout se savait et puisqu’il avait tant de succès dans le monde on annonçait déjà son mariage… Un jeune homme plein d’avenir et tellement séduisant ! L’oncle Tournehem lui apprit par courrier qu’il devait épouser mademoiselle Mahé de La Bourdonnaye, c’était annoncé, d’abord par le bruit qui en courait, puis repris dans au moins trois gazettes. Vandières rit beaucoup, il supportait mieux les rumeurs depuis qu’il était à bonne distance des langues acérées de Paris et de Versailles.
Pendant son absence de Rome « ses yeux » continuaient leur étude. Ses compagnons s’égaillèrent un peu. Soufflot partit pour Naples et Paestum où l’on venait de découvrir les temples grecs, Cochin fit un voyage à Frascati, pour se remettre d’un séjour qu’il trouvait un peu monotone « dans ce pays de papimanie ». Les quatre hommes, on pouvait dire maintenant les quatre amis, n’en échangeaient pas moins une correspondance assidue. Ceux qui étaient restés attendaient avec une certaine impatience le retour de l’enfant prodigue, tout était moins drôle quand il n’était pas là. Du coup Le Blanc, qui s’ennuyait sans doute, s’était enfin mis à écrire et François Poisson le portait maintenant aux nues. « Dites à ce cher abbé, écrivait-il à son fils, que je lui ferai incessamment réponse… »
Après un mois d’absence Vandières revint à la fin du mois de juin, mais Soufflot malade était parti en cure à Viterbe. Il y prenait les eaux, n’y mangeait que du bouilli ou du rôti et menait une vie monacale faute de tentations. « Les femmes de cette ville sont inaccessibles. Onne les voit pas même à leurs fenêtres. » Ce n’était pas le cas à Rome où Vandières retrouvait l’épouse du médecin du palais Saint-Marc. Aussi beaux que fussent les yeux de la comtesse Gabrielli, il s’en était tenu aux compliments, avec chaleur mais sans équivoque. Le retour à Rome lui permettait d’autres ébats, pourvu qu’il sût rester discret et limiter ses conquêtes dans une sphère précise. Point de galanteries risquées auprès des demoiselles de théâtre ou de maisons trop connues pour être honnêtes, on n’y attrapait que de vilaines maladies, point davantage de conquêtes indiscrètes dans les cercles en vue de l’aristocratie romaine. Quelques dames de la bourgeoisie en mal d’aventures prestigieuses mais éphémères combleraient ses ardeurs de jeune homme impatient de vivre, et ce serait avec assez de sentiment pour l’émouvoir sans l’attacher. La femme du médecin qu’il avait courtisée dès son arrivée à Rome ne pouvait manquer d’accueillir ses hommages. À Rome, Abel se sentait libre. Il n’était l’hôte d’aucun prince puisqu’il résidait à l’Académie de France. À Paris ses frasques de jeune homme avaient toujours été discrètes. Jeanne les connaissait, la police du roi étant efficace. Elle grondait pour la forme, le
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