Le rêve de Marigny
Son projet sera intéressant.
— C’est certain.
Vandières était maintenant manifestement soucieux, ses deux amis en étaient conscients. Il bougonnait, un peu rageur.
— Il faudra bien la faire cette place !
Ce fut encore le petit Cochin qui dissipa la tension qui s’était installée.
— Vous la ferez, monsieur, mais pas ce soir !
Les jours qui suivirent furent tous absorbés par la même préoccupation. Vandières se consacra tout entier à la relecture des projets des architectes. Il ne voulait pas les flatter quand il affirmait qu’il y avait dans l’ensemble des études qu’on lui avait remises une profusion d’idées qui méritaient l’attention. Bien entendu, il avait rencontré quelques dossiers creux et sans intérêt. Il fallait s’y attendre, l’exercice proposé était difficile. Toutefois, à chaque fois qu’il avait pu trouver la moindre qualité dans un travail même sans intérêt majeur, sa courtoisie naturelle lui avait permis d’en complimenter l’auteur sur un détail, Vandières savait atténuer un refus d’une menue louange. L’ensemble des travaux cependant portait la marque d’indéniables talents et il faudrait bien de tout cela arriver à faire quelque chose. Il était impératif de tout refondre, et ce serait la tâche du Premier Architecte. Attention, toutefois ! Son projet était d’un intérêt certain, mais d’autres aussi. Il devrait extraire le meilleur de toutes les idées et, sans en faire une synthèse, en laisser émerger un projet réalisable. Au bout du compte ce serait son projet, mais il était indispensable de mettre des balises, des garde-fous, des freins. Lui-même se devait d’être clair et avant de rencontrer Gabriel il devait rendre compte au roi de sespropres conclusions. Ce n’était pas une tâche légère mais c’était le travail que le roi attendait de lui.
Il avait étudié les plans, deux fois, trois fois, dix fois, et le même embarras d’exécution le frappait. Le terrain proposé ne permettait pas de concevoir une place telle qu’on l’avait jusqu’ici imaginée. Les concurrents s’étaient tous heurtés au même obstacle. Que faire d’un morceau de terre aussi vaste, qu’on ne saurait enclore de manière classique de tous côtés, tout en ménageant ce qui existait, les merveilleux jardins des Tuileries, la superbe vue sur le fleuve, l’étonnante perspective en direction des Champs-Élysées ? À voir les plans établis par les architectes de l’Académie il était évident que tous ces esprits éminents avaient été piégés dans le dilemme insoluble de respecter le cadre, de se dégager d’un espace trop considérable, et de faire quand même une place. La place fermée avait fait son temps, certains avaient déjà dénoncé la tristesse de la place royale n’hésitant pas à railler qu’elle ressemblait à un préau ou à un cloître . D’autres avaient peut-être encore en tête la définition de Laugier : une place pour être belle devait se présenter comme un carrefour. Vandières en était agacé. Ce concept-là aussi avait vieilli et précisément beaucoup des architectes, comme lui-même, souhaitaient changer la ville. De toutes les façons aucune de ces deux conceptions ne pouvait s’inscrire dans le cadre de l’esplanade du pont tournant, et c’était de là qu’il fallait partir.
Il demanda sa voiture. C’était sur les lieux qu’il fallait juger et non pas sur un plan, fût-il admirablement dessiné. Les concurrents qui avaient le mieux compris le problème s’étaient perdus dans l’espace. Le dessin de leur place, trop vaste, était perceptible sur le papier mais il ne le serait pas à l’œil. Leur superbe travail académique ne s’ancrait pas dans la réalité.
Vandières fit arrêter sa voiture devant les jardins des Tuileries. C’était de là qu’il fallait repartir, de là qu’il fallait limiter le périmètre de la place pour qu’à vue d’homme elle soit belle et que la statue équestre du roi trouve en son centre toute sa majesté. Un regard alentour embrassait à la fois tout ce qu’il fallait sauvegarder, l’écrin naturel de la nouvelle place. C’était les jardins des Tuileries dont les Parisiens n’hésitaient pas à proclamer qu’ils étaient les plus beaux du monde, c’était aussi la vue sur le fleuve qui était l’âme de la ville, et puis l’allée majestueuse qui bordait la Seine, longeait les Champs-Élysées, et aboutissait à la demi-lune
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