Le rêve de Marigny
convenance. Il n’était pas de la fête ce soir-là car il était, semblait-il, en Allemagne et ses amis avaient quelques soupçons que ce fût pour se livrer à un modeste commerce d’antiquités. Faute d’avoir jamais pu entrer à l’Académie l’abbé ne dédaignait peut-être pas d’arrondir ses revenus.
Ils n’étaient donc que trois rue Saint-Thomas-du-Louvre, et c’était bien assez, Le Blanc avait toujours été un peu en marge dès le voyage d’Italie. Nul n’avait voulu l’écarter et il n’avait boudé personne, il était dans sa manière de se tenir un rien à distance. Au retour il avait repris le cours de ses occupations, le voyage n’avait été qu’une parenthèse.
Le souper était très informel, rien de guindé, rien qui ressemblât à une réception dans un hôtel aussi cossu que celui que Vandières occupait. Le nouveau Directeur des Bâtiments avait pris aux petits cabinets le goût de se passer de domestiques pour les repas avec ses amis, tout avait été préparé et disposé sur des dessertes. Les trois amis s’en accommoderaient à leur façon, et s’ils appréciaient la bonne chère et les vins rares qui leur avaient été préparés ils attendaient plus encore d’une conversation qui ne sera entendue de personne.
Quand on eut sacrifié aux politesses d’usage, Cochin attaqua, il avait toujours dédaigné tourner autour d’un sujet, fût-il brûlant.
— Je suis bien impatient, monsieur, d’en savoir plus sur les résultats du concours des architectes. Avez-vous en main tous les projets ?
— Tous ceux qu’on a bien voulu me rendre. Certains ont boudé le défi ! Dix-neuf architectes sur vingt-sept ont rendu leur dossier.
— Dont Soufflot ? plaisanta Cochin.
— En doutiez-vous ?
Comme à chaque fois qu’ils se réunissaient, la chaleur et la gaîté du voyage d’Italie se recréaient d’emblée.
— Allons, continua Cochin, dites-nous tout ! Les mauvais élèves ?
— Monsieur de Cotte. Ce n’est pas mauvaise volonté…
— Trop âgé.
— Et trop riche !
— Monsieur Camus…
— Il n’est pas vraiment architecte, plutôt mathématicien.
— Monsieur Cartaud, âgé et malade.
— Tous ceux-là étaient excusables.
— Messieurs Beausire, l’aîné et le jeune.
— Leur raison ?
— Employés par la ville ils n’ont pas cru devoir obéir à un ordre du roi qui leur venait de moi.
Cochin fronça le sourcil, Soufflot haussa les épaules.
— Messieurs de L’Épée, père et fils, étaient trop occupés.
Un sourire accueillit cette déclaration.
— Monsieur D’Isle n’a pas donné ses raisons.
— Elles sont simples, il est parfaitement incapable de s’attaquer à un sujet de cette envergure.
Soufflot avait tranché avec sa vivacité coutumière. En public, il se serait gardé d’émettre un tel jugement, et ceux qui le connaissaient en eussent cependant deviné la teneur à sa mine, mais avec ses amis il ne fardait pas son opinion.
— Eh bien, reprit Cochin, maintenant que nous avons librement commenté la retenue de nos amis, quel projet avez-vous choisi ?
— Aucun !
— Même pas celui de Soufflot ?
L’architecte sourit.
— On ne peut pas compter sur ses amis !
Vandières eut visiblement du mal à accepter la plaisanterie. C’était son côté un peu pointilleux, un rien susceptible que ses amis connaissaient bien.
— Il ne s’agit pas d’amitié, Soufflot ! Votre projet était un des meilleurs, nous en avons parlé.
— Ma plaisanterie était malvenue. Je suis d’ailleurs d’accord avec votre conclusion, aucun de nous ne pouvait réussir parce que le projet d’une place sur ce terrain est à proprement parler inconcevable.
— Aucun projet ne pouvait être retenu ? s’étonna Cochin.
— Certains présentaient de grandes qualités, tous avaient aussi des défauts. Je les ai tous étudiés et annotés. Je vais rédiger mes conclusions puis je donnerai mission au Premier Architecte d’élaborer un plan en s’appuyant sur les projets reçus et en tenant compte de mes directives.
Il y eut un silence. L’ombre pesante de Gabriel planait sur la pièce. La place Louis-XV serait donc l’œuvre du Premier Architecte.
Cochin ne put s’empêcher de soupirer :
— Soufflot…
— Soufflot n’est pas le Premier Architecte du Roi.
— Et puis, il est lyonnais…
C’était encore Cochin qui raillait.
— Soyons honnêtes, concéda Soufflot, Gabriel a du talent.
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