Le rêve de Marigny
instant son attention et personne ne s’étonnait plus que sa silhouette enrobée s’adaptât à tant d’agilité. Ce jour de mai de 1758, il affichait une mine préoccupée. Il allait affronter Jeanne, et ce n’était jamais une affaire facile.
On l’introduisit. Elle était là campée plutôt qu’assise dans un de ces fauteuils fragiles qu’elle affectionnait et qu’il exécrait. Il se garda bien de sourire en l’observant, elle avait sa mine de va-t-en-guerre.
— Je vous félicite, mon frère, Bouchardon a terminé la statue.
— Elle est loin d’être terminée. Vous savez autant que moi que maintenant qu’elle est fondue il faut encore beaucoup d’ouvrage pour la débarrasser de tous les jets dont elle est hérissée.
— Tout cela se fera en temps.
— Précisément.
— Rien ne s’oppose à ce que la statue équestre du roi soit dès maintenant mise en place.
— Pour qu’on la retire aussitôt après pour la terminer ?
— Bien sûr, si c’est nécessaire.
— Voilà une sottise que je ne suis pas prêt à cautionner.
— J’aimerais connaître vos raisons.
— Je suis venu vous les expliquer. Je vous ai d’ailleurs apporté un mémoire qui vous permettra d’y réfléchir calmement.
Calmement ! Abel n’avait pas voulu faire d’ironie. Jeanne était figée, apparemment maîtresse d’elle-même mais Abel connaissait bien ce calme olympien qui couvait sa colère. Jeanne allait exploser. Au fond d’elle-même d’ailleurs était-elle jamais sereine ? Il chercha dans sa mémoire… Y avait-il eu un temps, un lieu, où Jeanne était parfaitement tranquille ? Etiolles ? Non, la fièvre de son ascension l’habitait déjà ! La rue Neuve-des-Bons-Enfants ? Elle était déjà naturellement inquiète. Il ressentit tout à coup une grande sollicitude pour elle. Elle brûlait sa vie dans l’impatience. Comment y résistait-elle ? Combien de temps pourrait-elle mener ce combat de chaque moment contre les autres et contre elle-même ? Il ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue lâcher prise. La compassion l’envahit. Comment sauver Jeanne d’elle-même ? Puis le problème qui le préoccupait fit à nouveau surface, il revint dans l’instant. On ne pouvait pas ériger la statue équestre du roi qui n’était pas encore dégrossie des scores de la fonte au centre d’un terrain qui n’était jusqu’ici qu’un vastebourbier. Il entendait déjà les commentaires. Voulait-elle que cette grande entreprise fût raillée, ridiculisée ?
— Si on met en place cette statue en août de cette année 1758, comme vous le souhaitez, tous les endroits où on a coupé le cuivre seront clairs et brillants alors que les parties de pleine fonte seront sombres. La statue apparaîtra mouchetée d’étoiles jaunes.
Jeanne ne répondit pas.
— Si on la laisse en place – et comment faire autrement, pourrait-on déposer le roi ? – dès le lendemain de la dédicace il faudra l’enfermer dans une cage pour un an et demi, car il faudra bien la finir cette statue ! Le roi dans une prison de bois ! Imaginez-vous les sots et indécents propos que cette stupidité suscitera ?
Le silence demeura.
— Et qui la finira cette statue ? Bouchardon ! Qui d’autre pourrait mettre la main à son œuvre ?
— Je ne comprends pas votre argument.
— Vous connaissez l’âge de Bouchardon ? Vous avez une idée de son poids ? L’imaginez-vous grimpant chaque jour dans son échafaudage pour y travailler pratiquement en plein air ? Ne faudra-t-il pas lui installer un poêle et lui ménager une cheminée que l’on verra fumer tout l’hiver ? Voulez-vous la fluxion pour le sculpteur ? Et pire, le ridicule pour le roi ?
Jeanne pianotait avec impatience sur le bras de son fauteuil.
— Je n’ajouterai que pour mémoire que la place tout entière est actuellement recouverte de pierres entreposées avant son aménagement, que pour la cérémonieil faudra les retirer, puis les ramener, car cette place aussi il faudra la finir ! On aura ainsi triplé le coût du transport des pierres !
Abel se tut un moment, sembla s’apaiser, puis reprit d’une voix plus contenue.
— Paris murmure déjà sur le prix de la place, de la statue, de la cérémonie, alors que le roi mène une guerre qui coûte tant. Et quelle guerre ! C’était déjà assez de combattre l’Angleterre, c’est la Prusse qu’il faut maintenant affronter aussi. La Prusse était notre alliée,
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