Le rêve de Marigny
grecque.
— Sottises ! Peut-on revenir au passé ? Non ! Un projet ne peut s’inscrire que dans la modernité. Cela ne veut pas dire qu’il faille négliger les acquis du passé. Il faut reprendre des bases solides et belles, et puis les réinterpréter. Un architecte doit construire pour son temps, le passé n’est qu’un miroir pour mieux refléter le temps présent, on ne peut le négliger, on doit s’appuyer sur ses bases, mais il ne faut pas s’y noyer.
— Saint-Pierre de Rome ?
Nouveau sourire de Soufflot.
— Vous savez l’admiration que j’ai pour cette église depuis mon premier voyage. Oui, l’inspiration est là… mais pas seulement. L’architecture ne consiste pas à imiter, même s’il s’agit d’imiter un chef-d’œuvre. Ce n’est pas cela. Il y a des points d’appui, des sources, après on imagine. Un architecte est un créateur. Sainte-Geneviève sera une très grande église, mais ses proportions ne seront pas comparables à celles de Saint-Pierre de Rome.
— Le plan ?
— Un plan en croix grecque.
— Cela va choquer, les Parisiens sont habitués…
— Habitués ! L’architecture ne saurait se contenter de répéter à l’infini les mêmes constructions. Sainte-Geneviève conservera la voûte de pierre qui est celle des édifices religieux depuis le Moyen Âge, mais elle sera associée à un dôme. Là est la modernité, on n’invente rien si ce n’est un nouvel équilibre des éléments.
— Une coupole ?
— De toute évidence ! Pour la lumière ! L’église abritera les reliques de sainte Geneviève, c’est à partir de là qu’il faut construire. Les reliques sont au centre du projet, c’est d’abord pour les abriter qu’on édifie ce sanctuaire, elles seront placées au centre de l’église abbatiale, précisément sous la coupole. La lumière les inondera et les magnifiera.
— La lumière…
C’était au tour de Marigny de rêver. Il se souvenait de l’éclat du jour déferlant sous la coupole de Saint-Pierre de Rome, et de la lumière imprévue, inattendue, inespérée, cascadant des hauteurs de Saint-Laurent de Turin.
— Il faut aussi…
Soufflot se laissait aller à l’enthousiasme qu’il savait si bien contenir, on aurait eu si vite fait de le targuer d’illuminé ! Soufflot était un architecte, un homme de science et de calcul, un technicien, c’était au compas qu’il travaillait. Mais… Mais ? Un architecte, c’est aussi un artiste. Son rêve il l’avait calculé, mais quand il en parlait il en exaltait d’abord la beauté. Marigny se laissait bercer par son discours. Il aimait la passion de Soufflot. Cette passion toutefois se hérissait dans le discours de détails d’une technicité ardue. Marigny flottait un peu, Soufflot le perçut.
— Comprenez-moi, la préoccupation majeure de qui veut construire un bâtiment ce sont les charges qui pèsent sur cette construction. Ce sont des colonnes qui porteront le dôme, il importe que la poussée…
Marigny fit un effort pour suivre. Les poussées, oui, qui devaient être contrebalancées par d’autres poussées, oui, il savait tout cela. Il savait encore plus que Soufflot était un architecte inégalable animé par une flamme novatrice. Il se laissa aller à un moment de pur bonheur. Ils étaient en train de transformer Paris. La ville de demain allait jaillir de leurs rêves et de leur labeur. Paris, demain… la merveilleuse place Louis-XV, l’incomparable église de Sainte-Geneviève, l’église de la Madeleine dont Marigny venait de confier le chantier à Pierre Coutant d’Ivry, les Champs-Élysées qu’on allait reboiser, lesavenues qu’il faudrait tracer à partir de cet endroit magnifique, et puis il faudrait construire un théâtre, un vrai théâtre, comme celui que Soufflot venait d’édifier à Lyon. Et puis…
Le rêve n’avait pas de borne et il était exaltant.
La guerre s’éternisait. Elle s’étirait dans le temps et s’enlisait sur tous les fronts. Dans la vieille Europe les troupes de Louis XV affrontaient la Prusse, qui d’amie était devenue ennemie et le peuple ne s’y retrouvait plus, elles se mesuraient aussi aux troupes du Hanovre qui confortaient le clan prussien. La victoire n’était jamais pour la France. Loin, bien loin de Paris, les troupes du roi affrontaient l’Angleterre en Amérique et aux Indes Occidentales. Tout cela coûtait très cher, le peuple murmurait, et Marigny impassible maudissait au fond de
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