Le rêve de Marigny
qui avait pris le relais du jeu de la séduction. Jeanne séduisait maintenant le roi par son intelligence, elle se l’attachait par sa fidélité inconditionnelle, elle avait su se rendre indispensable. Elle faisait semblantaussi d’être bâtie à chaux et à sable, elle qui n’était que fragilité. Elle tentait de donner l’illusion de la santé, elle qui toussait chaque hiver, un peu plus fort, un peu plus longtemps, qui cachait prestement ses mouchoirs tachés de sang, qui colorait habilement de rouge ses joues trop pâles. Que n’aurait-elle pas supporté pour que le roi la crût indestructible ?
Abel résolument changea de registre. Autant qu’il était en son pouvoir il allait la réconforter.
— Nous allons pouvoir maintenant songer à la dédicace de la nouvelle place.
Un sourire incertain anima les lèvres décolorées de Jeanne.
— Il est temps en effet de penser à autre chose qu’à la guerre. Le roi va être très heureux de cette fête.
Le roi ? Toujours le roi ! Jeanne se consumait dans cette dévotion, mais Abel crut l’espace d’un instant avoir entraperçu un éclair de joie dans ses yeux. C’était trop rare pour qu’il n’en fût pas heureux.
Si Soufflot était l’homme de la modernité, de l’antiquité revisitée, des calculs savants et des rêves infinis, Cochin était… tout et encore plus ! Infatigable second du Directeur sans en avoir le titre, il cumulait quantité de tâches parfaitement disparates et trouvait le moyen de les mener à bien avec la meilleure grâce. À la mort de Lépicié, tenant de la charge, il avait été promu secrétaire perpétuel de l’Académie. C’était en 1755. En 1757 il avait également été investi d’une charge aussi vaste que difficile à définir, celle du « détail des arts ». Cette charge était traditionnellement dévolue au Premier Peintre du Roi, et en cette qualité Charles-Antoine Coypel l’avait assurée jusqu’à son décès en 1752. Depuis, la charge de Premier Peintre du Roi était vacante et celle du « détail des arts » l’était donc aussi. Marigny s’accommodait facilement de l’absence d’un Premier Peintre, il avait assez à faire avec un Premier Architecte, par contre le « détail des arts » était le lien nécessaire entre le Directeur des Bâtiments et les artistes. La définition de la charge était floue, on pouvait tout y mettre, et en cela le rôle semblait fait à l’exacte mesure de Cochin ! Le titre lui était échu et il avait d’emblée façonné le rôle à sa mode. Il voulait d’abord être à l’écoute des artistes, et c’était difficile car par nature les artistes étaient gens inquiets, difficiles àgérer, sujets à des enthousiasmes et des déceptions. Tel qui était aujourd’hui en pleine explosion d’inspiration serait peut-être demain apathique, prêt à jeter le pinceau et la palette, persuadé d’avoir perdu le fil qui le guidait. Cochin le savait, l’artiste avait souvent besoin d’être réconforté, et c’était toujours à l’improviste, quand tout le monde le croyait serein et que personne n’avait grand temps à lui consacrer. Or ce malheureux avait besoin d’être reconnu, d’être aimé, et qu’on le lui dît. La tâche était sans fin, mais Cochin était aimable, charitable, et habile. Marigny pouvait lui faire confiance, les vraies détresses seraient secourues, dût-il y laisser son temps et ses deniers, et celles qui étaient du ressort de l’imagination, voire de la comédie, seraient traitées le plus sérieusement du monde.
Cochin savait combien « ses peintres », « ses sculpteurs » souhaitaient que leurs maux, grands ou petits, fussent pris au sérieux et il était toute indulgence pour eux partant de l’axiome généreux que ceux qui avaient tant de talent étaient de toute évidence plus fragiles que le commun des mortels. Les nombreux locataires du Louvre lui tenaient donc lieu de famille, et quelle famille ! Remuante et plaignante à souhait, mais si chaleureuse qu’il n’aurait voulu pour tout l’or du monde en être séparé. Il restait en même temps dessinateur, graveur, conférencier, journaliste, écrivain, critique, et ne songeait pas à se priver de la pratique de tous ces arts qui lui donnaient tant de joie. Enfin, et pour faire bonne mesure, il n’oubliait pas son rôle de secrétaire de l’Académie ni la responsabilité des dessins du roi. La tâche pouvait paraître énorme et ingérable
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