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Le rêve de Marigny

Le rêve de Marigny

Titel: Le rêve de Marigny Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Monique Demagny
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faire le point, en débattre une fois pour toutes pour évacuer l’amertume, puis reprendre le cours de la vie où la guerre l’avait suspendu. Qui mettrait du baume sur les blessures de l’autre ? Qui des deux oserait dire qu’il était blessé ? Ils étaient bien maintenant l’un et l’autre de ce pays-ci où la vérité des sentiments ne pouvait s’exprimer.

    Jeanne était impénétrable. Il fallait s’y attendre, c’était sa manière d’être. Elle avait tellement pris l’habitude de présenter un visage impassible, d’afficher un sourire « de cour », qu’elle gardait le masque même devant le cher bonhomme. Abel avait lui-même l’intime conviction d’avoir perdu toute spontanéité. Il attaqua le sujet qui le brûlait avec un air d’indifférence dont Jeanne ne pouvait être dupe, mais faute de le croire détaché elle serait au moins ravie qu’il ait parfaitement assimilé ses leçons. Le frérot avait maintenant une bonne carapace, il avait perdu sa fragilité.
    — Le traité est signé.
    — Dieu en soit loué, et le roi remercié pour sa sagesse.
    — La guerre a coûté cher.
    — La guerre coûte toujours cher. Rassurez-vous, les choses vont aller leur train et les Bâtiments…
    — Je ne pensais pas aux Bâtiments. Les colonies d’Amérique…
    — Voulez-vous me dire ce qu’elles ont rapporté ? Voltaire…
    — Voltaire est-il bon juge en politique ?
    — S’agit-il de politique quand il écrit que « leCanada est un pays couvert de neige et de glaces huit mois de l’année, habité par des barbares, des ours, et des castors » ? Qui pourrait soutenir le contraire ?
    — C’est aussi un pays habité et mis en valeur par des colons français.
    — Peut-être, mais : « J’aime mieux la paix que le Canada, et je crois que la France peut être heureuse sans Québec. »
    — Toujours Voltaire, vous connaissez votre auteur par cœur ! Toutefois, ce grand homme a-t-il conscience de ce que ce traité donne à l’Angleterre ?
    — La France conserve la Guadeloupe et la Martinique, ce sont des îles essentielles pour le commerce des épices.
    — Et pour le commerce des peaux ?
    — Ceux qui voudront des fourrures les achèteront aux Anglais.
    Abel ne fit aucun commentaire. Jeanne reprit la parole.
    — Les comptoirs des Indes ont été sauvés. Belle-Isle a été reprise.
    — Il faudra bien nous contenter de cela. Le roi…
    — Le roi reconnaît que cette paix n’est ni bonne, ni glorieuse, mais il a eu le courage de faire cette paix. Elle était nécessaire.

    Jeanne était comme toujours fichée plutôt qu’assise dans sa chaise, droite et raide. Abel l’admira, elle souffrait pour le roi qui était humilié par ce traité mais elle ne l’avouerait pas. Jeanne ne baissait jamais sa garde. Elle était d’abord une combattante, et c’était au servicedu roi. Abel l’observait, caparaçonnée dans son orgueil, elle était insupportable ! Il aurait voulu pour une fois, une seule, mettre à bas ses défenses, qu’elle redevînt seulement sa sœur. Elle l’émouvait, elle l’inquiétait. En dépit de cette sorte de gloire qu’elle mettait à paraître, comme elle semblait fatiguée ! Il fallait le dire, et l’accepter, elle avait vieilli. Vieilli ? Allons, elle avait tout juste quarante ans. Mais à Versailles la jeunesse ne durait pas. Jeanne était belle encore, toujours admirablement parée, elle se mouvait toujours avec autant de grâce, son regard était demeuré vif et ses propos acérés, mais… Abel cherchait. Irrémédiablement quelque chose en elle s’était brisé. Il s’efforçait d’analyser ce manque indéniable, ce rien qu’elle avait perdu. Peut-être était-ce l’expression d’un bonheur fugace qui jadis apparaissait de façon fort soudaine dans son regard, un sourire qui n’était pas de commande, un frémissement de vie. Oui, c’était cette imperceptible transparence d’un sentiment, d’une bouffée de joie, de l’ombre d’un ressentiment aussi bien, tout ce qui trahissait la vie, c’était tout cela qui avait disparu. C’était peu, c’était tout.
    Jeanne s’était figée comme dans un portrait trop académique. Depuis sept ans elle avait changé de rôle et elle avait encore gravi un échelon. Elle jouait les politiques, elle traitait dans l’ombre des alliances, recevait en secret des ambassadeurs, soulageait le roi d’un fardeau qu’il détestait. Elle aimait ce jeu, compliqué, épuisant,

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