Le rêve de Marigny
chez madame Filleul était loin d’avoir le charme des petits soupers du roi dont il était resté un habitué, et la gaîté ambiante ne sonnait pas franc comme celle des moments qu’il partageait avec Soufflot et Cochin. On forçait un peu la note et rien n’était pire aux yeux de Marigny que de faire semblant d’être content. Il s’efforçait à un bavardage qui manquait d’intérêt et ne se contraignit que par amitié pour Marmontel qu’il ne voulait pas désobliger.La soirée ne se prolongea pas, c’était heureux, mais au moment des salutations l’hôtesse engagea Marigny à revenir. Il sourit aimablement, resta dans le vague, et s’éclipsa, soulagé.
— Votre charme, monsieur, a encore opéré. Madame Filleul n’est pas prodigue de ses invitations.
— C’est plutôt le Directeur des Bâtiments, dont la présence peut-être peut flatter dans un souper.
— Vous vous moquez ! La demoiselle ne vous a pas quitté des yeux.
— La petite ? Une enfant !
— Je crois que sa mère cherche à la marier.
— La marier ? Quel âge a-t-elle ?
— Quinze ans.
— C’est bien tôt !
— Là, je me permets de vous contredire. C’est exactement l’âge le meilleur pour le mariage. Avez-vous lu mon Bon mari ?
— Certainement, s’empressa Marigny qui l’avait lu en diagonale et n’en avait guère gardé le souvenir.
— Il faut une très jeune femme pour qu’un mari puisse en quelque sorte l’éduquer à son rôle d’épouse.
— Quelle tâche !
— Elle est indispensable au bonheur conjugal.
— Le bonheur conjugal…, marmonna Marigny. Vous vous y connaissez mieux que moi, vous y avez réfléchi. La petite Filleul est bien jeune pour séduire. Je l’ai trouvée bien falote, est-elle au moins intelligente ?
— Vous savez qui est son père…
Marigny sourit.
— Oui, Charles François Filleul que le roi a élevé au rang de conseiller et secrétaire.
La réponse était un moyen élégant de rappeler à Marmontel les limites à ne pas franchir et de lui signifier en même temps que la demoiselle ne l’intéressait en rien. Marmontel se garda d’insister.
Quelques semaines passèrent, l’automne déjà était là. Un soir Cochin vint à l’improviste, il le faisait souvent. Quelque affaire à lui soumettre, un problème à partager, ses artistes avaient si souvent besoin d’être secourus. C’était aussi chaque fois le prétexte à passer un moment ensemble. Ce soir-là Marigny le retint à souper, il voulait lui apprendre la nouvelle avant que Paris en parlât.
Il se mariait ! À vrai dire on murmurait déjà et Cochin, l’homme peut-être le mieux informé de la ville, le savait. En fait, il espérait encore sans trop y croire que ce ne fût qu’une rumeur, un bruit inventé de toutes pièces. Non. L’affaire était engagée et Marigny avait tant à dire sur le sujet qu’il lui faudrait bien la soirée.
Cochin écoutait, hochait la tête disait un mot, un mot seulement. Il avait si peu à dire sur le sujet, ou trop, et ce ne serait pas du goût de Marigny. Alors Cochin observait, c’était sa plus grande qualité et ceux qui aimaient ses dessins savaient que rien ne lui échappait. Ce soir il retrouvait l’exaltation que Marigny déployait pour les plus beaux projets. Mais ce dessein-là était si mince que le discours était un peu brouillon. Ce n’était pas du grand Marigny ! La volonté était là pourtant, et il y reconnaissait son directeur et son ami. Il désirait ce mariage comme il voulait une maison, qu’il se hâterait de transformer et de refaire à sa façonen mettant Soufflot sur l’affaire. Restait à savoir si la demoiselle Filleul, car c’était bien elle qu’il voulait épouser, serait malléable à souhait. Cochin ne pouvait que s’interroger sur un choix qui l’inquiétait. Madame Filleul avait une renommée en demi-teinte, à la limite entre la bourgeoisie et la galanterie. Le mariage lui avait donné la respectabilité sans lui donner l’élégance des manières ni l’esprit. Et sa fille ? La mère cherchait sagement à lui donner un état, cela ne voulait pas dire que la demoiselle prendrait au sérieux l’état de mariage. Marigny, lui, prenait tout au sérieux. Cochin restait dubitatif. Il était tard quand il quitta les lieux sur un sourire en demi-teinte.
— Dormez bien, monsieur, et ne rêvez pas trop !
Le conseil amical sonnait comme une mise en garde. Marigny n’y prêta pas attention. Il
Weitere Kostenlose Bücher