Le rêve de Marigny
gloire présente. Marigny le savait et s’en moquait. Il n’épouserait pas plus haut qu’il était né et dans cette affaire il n’entendait pas être redevable. Qu’il trouve une petite bourgeoise, il la ferait marquise, elle en serait flattée, et le tour serait joué ! C’est lui cette fois qui serait sur la plus haute marche, c’était bien le meilleur moyen de n’avoir rien à regretter. Il n’en parlait pas encore. C’était trop tôt. C’était tout juste s’il évoquait parfois vaguement, en confidence, la satisfaction qu’il aurait à transmettre son patrimoine et son titre à un fils. Mais pas de fils sans épouse quand il s’agissait de léguer son bien. Quelques allusions tombèrent au mieux dans l’oreille faussement distraite de Marmontel qui ne retenait de toute conversation que ce qu’on ne lui reprocherait jamais d’avoir entendu. L’ancien secrétaire des Bâtiments avait de l’amitié pour Marigny. Il comprenait d’autant mieux son désarroi d’être solitaire qu’il traînait lui-même à ses basques depuis toujours une famille coûteuse et encombrante à laquelle il était pourtant furieusement attaché. La solitude de Marigny l’émouvait tout particulièrement. Il venait d’écrire Le bon mari , un roman dans la veine moralisatrice qui faisait fureur et dans laquelle il s’était engouffré fort à propos, le sujet du mariage lui tenait donc à cœur. Il fallait aussi prendre en compte qu’il avançait en âge lui-même et que l’idée du mariage trottait parfois dans ses pensées. Il pouvait commencer par marier Marigny.
Bien que plus d’une année ait passé depuis le décès de Jeanne, Abel n’avait pas vraiment repris une vie mondaine assidue. Ce n’était pas Soufflot dont les mœurs étaient austères, ni Cochin qui passait ses jours et volontiers ses nuits à jouer les nounous chez ses artistes, qui allaient ramener leur directeur et ami vers un train de vie moins maussade. Marmontel l’entraîna donc parfois vers quelques dîners. Le hasard ? La préméditation ? L’un ou l’autre les amena un soir chez madame Filleul.
Certains pouvaient trouver un certain charme aux soupers de madame Filleul. Ils n’étaient ni guindés, on se souvenait d’où l’on était sorti et comment, ni affectés. Il était évident qu’on ne pouvait les comparer à ceux de madame Geoffrin, encore moins à ceux des petits cabinets. Le moindre galetas de Versailles avait plus de tenue et les soupers débridés avec les comédiennes étaient plus drôles. Le genre de la maison c’était plutôt une simplicité et une gaîté qu’on voulait de bon aloi.
La maîtresse de maison rayonnait encore d’une jolie quarantaine. Elle avait été belle, ou pour le moins jolie, et n’y avait pas tout à fait renoncé, mais comme l’attrait de la jeunesse était nécessaire à un souper elle s’entourait de sa fille aînée, Julie, et de la meilleure amie de celle-ci la jeune comtesse de Seran, qui rêvait et ce n’était pas secret de monter beaucoup plus haut que son mariage. Le roi ? Oui, le roi ! Elle avait déjà posé quelques jalons, et comme elle ne doutait de rien et surtout pas de ses propres qualités, elle était persuadéede pouvoir s’attribuer la place laissée vacante par la mort de Jeanne. Pas moins ! Elle était trop sotte ou trop imbue d’elle-même pour ne pas laisser transpirer son dessein. Marmontel s’était fait son confident et ne rapportait rien à Marigny, mais les secrets de ce style couraient les rues. Marigny n’ignorait rien des prétentions et des manœuvres de la dame, et il enrageait de la rencontrer. Remplacer Jeanne ? Pauvre niaise ! Marmontel était trop mondain pour s’immiscer dans un imbroglio de ce type, il louvoyait, écoutait, et ne prenait nul parti. Aussi il était ravi d’avoir attiré Marigny dans l’antre un peu glauque des femmes Filleul. Il avait de toute évidence une vraie dévotion pour l’hôtesse et Marigny se demandait in petto si ces deux-là ne s’étaient pas un instant rapprochés ? Marmontel était un séducteur impénitent et le chemin de madame Filleul avait été jalonné de rencontres. On ne cessait ici de murmurer que le roi…
L’assemblée n’était pas nombreuse mais visiblement chacun était ravi d’être là. Il y avait même Cury, que Marigny avait longtemps côtoyé chez la Vestris. Le monde était décidément petit ! Marigny s’ennuyait un peu. Sans être une pénitence, le souper
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